Viandes à souvenir

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Cousus du fil blanc, les morceaux de bidoche. Il est peut-être temps de ficeler tout ça. Passer définitivement à autre chose. Sur la terrasse d’opération, tu chopes le dernier morceau de souvenir que tes mots et tes phrases ont trituré. Quoi déjà ? L’entretien avec le manager, c’est ça ? Ta sortie de l’hôtel avec la certitude que tu n’y reviendrais plus jamais.

Le plan chômage ? Mort. On te la filerait jamais, la rupture conventionnelle. On t’a dit qu’Adil, le gars que tu remplaçais, bah il finirait bien par revenir, non ? Les choses s’éclairciraient alors.

Que du bullshit ! On t’embrouille, on joue la montre !

La semaine de congé ? Déjà ça de gratté. Du fric et du temps, de quoi scroller les pages de sites de petites annonces en quête du prochain job. Un qui ne serait pas trop prise de tête. Un genre de planque — si tant est qu’une telle chose existe.

Une offre en particulier t’a fait tilter. Pas tant le poste que les horaires : de 14 à 23 heures. Tu t’y es vu direct. De quoi se caler tranquille le matin en terrasse, à écrire. L’aprèm’ et la soirée, au boulot. Équilibre du moins pire. Des modérateurs que ça cherche. Pour le compte du site sur lequel tu cherches du Taf. Trop tentante la mise en abîme pour ne pas y succomber.

Tu postules : CV bourré d’expériences fictives, accompagné d’une lettre de motivation disant tout ton attrait pour les tâches rébarbatives. À l’issue de deux entretiens, il y a eu embauche. Tu as bossé, tu t’es fait virer, ou plutôt tu as amené la boîte à te virer.

Chômage.

Depuis, tes journées tu les passes à triturer la viande à souvenir.

Tu marches, vers où ? Pas de destination, laisser tes pas décider du chemin. La même question qui tourne en boucle : la survie. L’argent, par extension, le travail. Tout y passe.

Là dehors, devant tes yeux, le rituel du travail s’étale. Il a commencé depuis 3 ou 4 heures, s’est-il seulement arrêté ? Le sacrifice perpétuel, la force de travail exploitée, tout ce que ça implique.

Une rue parmi tant d’autres, ça s’active. Monte-charge et claquements du transpalette ; quatre mecs en gilets jaunes. Vite disparus, passés sûrement à la prochaine livraison. Les commerces gobent leur lot quotidien de palettes, à digérer dans l’arrière-boutique. Combler ensuite les trous des murs à marchandises. Réagencer les rayons pour que celles et ceux parti·e·s ce matin puissent, à leur retour dans une dizaine d’heures, dépenser les miettes de leur sacrifice journalier. Les lampadaires, prévoyant l’ombre prochaine, s’illumineront. Travailleurs et les travailleuses reflueront aussi bourré·e·s que leurs sacs. Pas forcément l’alcool. L’enivrement de la libération suffit. Oublier que ça reprendra dès le lendemain.

Content·e·s, pourquoi pas, on a adhéré aux discours, « travail » et « valeur » on connaît la musique. On croit à ce qu’on fait. À la supposée utilité de ce pour quoi on est payé. Ou alors, on est valorisé·e·s socialement.

Quelle que soit la modalité, la question de la survie est toujours présente. Il faut de l’essence dans le moteur, et ça ne se résume pas au fric. De quoi moralement tenir la distance. On n’a pas trouvé mieux alors de se fondre dans ce travail, qu’on fait, de le confondre avec sa vie.

Ça tourne et ça tourne, où que ton regard porte. Deux branques qui retirent des billets par-là, le clodo à terre avec son gobelet, les pièces jetées qui y teintent, ponctuellement. Là-bas, derrière les portes automatiques des grandes surfaces, tu les entends : bips des terminaux bancaires. Des métaux rares au paiement sans contact, en passant par les billets de banque et les chèques, toute une histoire du crédit et de l’argent qui se déploie.

Quand tu sors comme ça une liasse de billets froissés, et tout lisses, directement sortis du distributeur, tu sens ce que tu dépenses. Quand tu écris en lettres puis en chiffres la somme rondelette que tu t’apprêtes à claquer, tu sais à peu près à quoi t’en tenir. Même quand tu glisses ta carte pour en taper le code, tu le vois bien le chiffre s’afficher, il y a un vrai geste, une opération à effectuer.

Mais là, c’est aérien, la carte qui plane, s’arrête une poignée de secondes. Et hop, une demi-heure de boulot volatilisée en un bip.

Faciliter l’usage de la monnaie. Affadir autant que possible le sentiment de dépense. Que la transaction s’opère le plus rapidement possible. Anesthésier l’acte.

De la ville à la nation, de la nation au monde, que ça flue, que les transactions soient les plus fluides possibles, circulation circulaire de l’argent. Tout ou presque, que le plus d’éléments possible touchant au quotidien soient acquis par ce biais ; l’argent.

Que toute chose ait un prix, une valeur. La matière ou encore le vivant ; le blé n’est pas du blé, mais la valeur qui lui est affectée. Elle varierait selon les cours d’un marché. À l’instar de la force de travail qui se monnaie selon des qualifications et des compétences.

Tu marches, accompagné d’une galerie de personnages dans ta tête. Ils s’appellent Naïm, Irina, Lisa, Adama, Fatoumata, Mariam, Aïcha, Chloé, Fabrice, Camille, Hui.

Qu’ils existent, aient existé n’a en soi pas beaucoup d’importance. Le fait est qu’ils sont des millions, des milliards à vivre ainsi dans et par le travail, leur existence et leur destinée moulées dans et par le travail. Que chacune et chacun ait dû abandonner ce qu’il voulait faire pour gagner ce fric par le biais duquel on obtient sa subsistance ou satisfaire l’organisation sociale.

Toute leur énergie, leur existence a été consacrée aux désirs du marché, à ce qui lui est utile, et non à ce qui leur est utile, ni à nous collectivement.

Autant d’énergies, de potentialités gâchées, à jamais.

Pas d’au-delà, pas de métaphysique, aucune réincarnation. Perdu.

Tu délires.

Ces vies et tant d’autres ; passées, présentes et futures. Qu’est-ce qu’elles auraient pu être en d’autres circonstances ?

naïf ?

sûrement.

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