Valeur-travail incorporée

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

… Ça doit être trop bien de passer ses journées peinard sur l’ordinateur ! La belle vie, hein ? On se réveille quand on veut, on se prépare tranquille, on fait la route pépère jusqu’au café. Ça doit bien vous faire marrer tous ces gens qui triment, pas vrai ? Vous vous dites quoi en les voyant courir comme des dératés ? Quelles bandes de pigeons, de ratés ? Je suis sûre que vous êtes de ce genre-là. Vous bandez à l’idée que c’est grâce à ces gens qui se défoncent que vous, vous pouvez vous la couler douce !

Depuis des semaines que tu viens ici, chaque jour ou presque. La terrasse de ce café, elle t’a direct tapé dans l’œil. Spacieuse, de quoi se poser des heures, et celle qui gère le bar, Faouzia, aux petits soins. Cordiale comme tout, jusqu’à aujourd’hui.

… Au fond, je vous comprends. Vous avez la possibilité de le faire, alors pourquoi s’en priver ? Moi aussi, je pourrais me la couler douce, ne rien branler ! Vous le voyez le tablier-là ? Aller hop, à la poubelle ! Ça serait tellement simple ! Le patron ? Je le laisse dans la merde ! Les clients ? Qu’ils se débrouillent, des bars et des cafés comme celui-ci, il y en a des tas ! À moi le chômage, les alloc’s ! En claquant des doigts que je ferais ça ! Mais vous savez ce qui m’en empêche ? Non ? Même pas une idée ?

Muet, tu laisses Faouzia dérouler son laïus derrière le comptoir. Tu ne t’attendais pas à ce qu’on te pourrisse comme ça. Tu as passé les 3 dernières heures à mouliner du clavier ; lessivé, le cerveau tourne au ralenti.

… Je vais vous le dire alors, c’est ma conscience qui m’empêche de glander ! Oui, monsieur j’ai une conscience, je suis responsable. J’ai des valeurs aussi. Oui, oui, ça existe ! Apparemment, on n’est pas tous égaux là-dessus. Une conscience et des valeurs, rien que ça ! Je ne profite pas du système, moi ! Ce que je dépense, je le gagne à la sueur de mon front, je ne vis aux crochets de personne !

Pourquoi ce lynchage ? Pourquoi aujourd’hui ? Habituellement, Faouzia, elle donne du bonjour et du au revoir, du classique quoi. Tu jettes un œil à l’entour. Il n’y a que toi, elle et son prêchi-prêcha qui ne semble pas avoir de fin.

…15 ans, plus de 15 ans que je bosse, je n’ai jamais rien demandé à personne, moi. En 15 ans, je n’ai pas touché une seule fois le chômage, et croyez-moi j’en ai eu l’occasion et des tas de fois ! Mais je ne l’ai jamais fait parce que j’ai de l’honneur, moi ! Je ne prends pas l’argent des autres, ma vie je la gagne à la force de mes bras !

Appréhender la situation du point de vue de Faouzia. Son service, elle le commence à 8 heures du matin. Elle se crève ici, à le tenir toute seule, ce rade. Aller et venir, chaque jour, entre le comptoir et la terrasse. Prendre les commandes, les préparer et les servir. Sans oublier l’encaissement, les nettoyages divers et la mise en place de la terrasse. Et tout ça, sans que ça n’affecte le sourire qui tend ses lèvres gercées par les cigarettes mentholées qu’elle fume en catimini.

Des années sur ce rythme, au gré des restaurants et des brasseries. À te voir comme ça, tranquille en terrasse, chaque matin, à tapoter du clavier, ça l’a fait vriller. Au vu de son dogme, l’emploi, la valeur-travail, tu n’es qu’un parasite.

Depuis sa naissance qu’on lui surine que le travail c’est la santé, que c’est honnête, noble même. Travailler, dur en plus, ça paye. Le travail, la valeur par le prisme de laquelle elle juge l’existence des autres. Elle est plutôt raccord avec l’ambiance politique du moment : personne pour remettre en cause l’emploi en tant que tel.

Sur ces bases, tu veux lui dire quoi ? Que toi aussi tu charbonnes derrière ton écran, que l’écriture, ce n’est pas une sinécure ? Tu rentrerais de fait dans la logique retorse qui voudrait que tout se justifie à l’aulne du travail. Trouver autre chose.

Lui dire peut-être que la vie ne devrait pas se résumer à un emploi, quel qu’il soit. Lui demander ce qu’elle en a tiré de ces fameuses 15 années de boulot acharné ? Sinon de la fierté mal placée, et des mois de SMIC qui ont fondu dans la bouffe et le loyer ? Peut-être lui suggérer d’envisager de ne plus jouer quand les règles sont truquées à la base ? Lui proposer alors de se trouver une occupation, n’importe laquelle, chercher un sens, une cause, une voie en-dehors de celle qu’on lui a tracée.

Sûrement qu’elle t’enverra chier, tu répondras que bon si elle accepte de continuer à se faire entuber comme ça, avec le sourire et son soi-disant honneur, bah c’est tant mieux pour elle. La jouer cash ensuite, exposer clairement ce que tu penses de son laïus, que son avis à elle, ses conceptions du monde et du travail, tu t’en bas les reins !

Autant de pistes que tu dresses mentalement. Tu ne réponds pas. Parce que Faouzia, malgré toutes les conneries dont on lui a farci la tête, on ne peut pas dire qu’elle ait mauvais fond. Contrairement à la norme des terrasses qui chasse les sans-abris, Faouzia, elle les laisse squatter la terrasse, elle leur offre même de temps en temps le café, plus rarement, une viennoiserie de la veille. Faouzia, elle ne manque jamais de prendre à partie certains clients. Elle te les recadre direct quand ça traite un passant, un peu trop efféminé à leur goût, de pédé ou de pute une femme qui a eu l’indécence de porter ce qu’elle veut.

Sa gouaille, elle redouble quand il s’agit de défendre les travailleurs en grève ; intenable, elle gueule sur les messieurs cravatés de la télé qui parlent de prise d’otage, elle te reprend de volée les clients qui ont l’outrecuidance de critiquer ceux qui, pour Faouzia du moins, défendent le travail bien fait dans de bonnes conditions.

Par certains côtés, elle te rappelle la déléguée syndicale de Dataroom center. Une seule rencontre avait suffi pour sceller votre mutuelle antipathie. C’était à l’occasion d’une rencontre pour t’expliquer à toi, ainsi qu’à une poignée de tes collègues, comment que ça fonctionnait leur syndicat, et de vous convaincre dans la foulée de payer la cotisation annuelle.

Quand tu lui as demandé, pas si naïvement que ça, ce que pensait son syndicat de la défense des travailleurs et travailleuses du sexe ; ça n’a fait qu’empirer.

— Question compliquée, c’est en débat, on n’a pas encore de position claire là-dessus. Si tu me demandes mon avis personnel, moi je suis pour que ces travailleurs puissent, comme tous les autres, défendre leurs droits. Officiellement la ligne du syndicat est plutôt abolitionniste.

Tu as enchaîné sur le deuxième sujet qui fâche et tache :

— Et les flics et les matons, ils peuvent se syndiquer chez vous ?

Elle a compris alors où tu voulais en venir. Sèchement, elle a répondu que son syndicat, il défendait tous les travailleurs, mais avant même que tu ne reprennes la parole, elle a précisé tous les travailleurs exerçant des métiers reconnus par la loi.

Une même trame, une logique unique : celle de la valorisation du travail en tant que tel. Pas tant les travailleurs qui sont au cœur des réoccupations que le travail en lui-même, sa bonne réalisation. L’image d’Épinal du bon travailleur, sérieux et honnête, qui accomplit durement ses tâches, le salarié parfait, en somme. Paradoxalement ça t’inspire un léger respect. Faouzia et la déléguée syndicale, elles ont beau en avoir chié toute leur vie du travail, en chier encore, râler, se plaindre de son caractère ingrat, elles continuent de la défendre. Elles y croient, au travail.

Pendant que Faouzia continue à débiter ces conneries. Tu te ravises, non, ses positions à l’égard du travail ne t’inspirent aucun respect, plutôt de la pitié.

Elle, comme pas mal de monde rencontré ici ou là, tous te semblent souffrir d’un syndrome de Stockholm carabiné. Ils en sont à marchander leurs conditions de détention. Aider l’autre à mieux les enfermer. Ils font tout pour s’y sentir bien à leur aise, dans leur cellule. Tout ça pour qu’en retour ils se donnent corps et âmes à leurs geôliers. Ils se définissent par le stigmate de travailleurs, le brandissent même avec fierté. Je t’en foutrais de l’honneur des travailleurs.

Bon, c’est acté, tu ne reviendras plus dans ce bistrot. Sûrement ce que cherche Faouzia. Pas la première fois que tu es confronté à ce genre de situations, elles sont plutôt courantes. Tu en as déjà torché des plus coriaces ! Faouzia, ça serait d’autant plus simple, vu que c’est elle qui a ouvert les hostilités.

Tu n’en fais rien, tu poses sur le comptoir la pièce pour ton café, agrémentée du pourboire habituel. Tu la remercies et tu quittes les lieux en pensant aux pages écrites sur la terrasse de ce café, à celles à venir en d’autres lieux.

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