Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Le vol, ça n’a jamais été ton truc. Aucun rapport avec de la moraline à la noix ou un truc du genre, non. Même à cette époque où que tu traînais par les rues, sans sous ni abris, ça te rebutait. À l’exception peut-être de ces champs où tu te servais allégrement. Tu rechignais à voler comme ça dans les champs parce que tu tenais les stéréotypes en horreur. Autant jouer la carte de l’arabe fraudeur et tricheur, détournant des alloc’s, ça te faisait marrer. Mais le clicheton du racisé fauché qui fauche, ça non. Pas pour toi.

Si à la rigueur tu avais été assigné comme blanc ou caucasien, pourquoi pas ? Mais Nord-Africain ? Maghrébin ? Arabe ? Non, ça fout une sacrée pression. Une putain de barrière l’angoisse de se conformer aux délires racistes, de confirmer en acte et par tes actes les phantasmes les plus crades.

Pour que ça bouge de ce côté, il aura fallu de l’ennui parsemé d’avidité. Une nuit de boulot plan-plan. Sans trop savoir en quoi ni pourquoi, elle te semble plus chiante que les autres. C’est alors que, pour tuer ce temps émollient, tu fouilles et les tiroirs, les placards et les moindres interstices de la réception.

Comme ça que tu tombes dessus posé sur une banette de rangement qui coudoie la boîte aux objets trouvés ; un portefeuille, et pas n’importe lequel, sobre et élégant, un truc qui a l’air tout bien fignolé. Le genre de truc que si tu en prends soin, il te dure ad vitam æternam. De l’artisanal ? Sûrement, pourquoi ? En fait tu n’en sais rien. Par contre pour sûr que c’est fait avec la peau d’une bête qui n’a rien demandé. Sauf que tu flashes dessus, et que tu ne veux pas l’acheter non plus.

Forcément, un portefeuille comme ça, tout neuf abandonné dans le placard. Il te fait de l’œil. Pendant que toi tu traînes avec tes billets et ta monnaie en poche, il est là, lui, à prendre la poussière, il ne demande qu’à servir. Dans ces conditions, et pour la première fois peut-être, le vol constitue une option à tes yeux.

Tu en rêves lors de tes sommeils précaires derrière le comptoir de la réception.Tu te vois avec, le manipulant au jour le jour. Tu y glisserais tes précieux papiers : une carte après l’autre. Et même ton fric. Tu le déplierais comme ça, à chaque usage. Ça rendrait mieux que de fouiller tes poches, d’y enfoncer ta main pour aller choper un billet ou une pièce.

Une obsession. À chaque début de service, une fois que tes comparses, réceptionnistes de jour, se cassent. Tu te rues vers le placard, tu ouvres, tu vérifies sa présence, au portefeuille. Après chaque ronde, tu y reviens. Tu y jettes un œil discret. Ça te fait immanquablement un truc de le retrouver chaque fois, tout sage, à sa place. Nuit après nuit, alourdi par une tonne de grains grisâtres.

Une hantise. Il y avait eu masse des réceptionnistes avant toi. L’hôtel ne manquait pas de rotation de personnel, une vraie lessiveuse : des contrats toujours plus courts et même des intérimaires, de jour comme de nuit. Malgré ça, personne ne l’avait embarqué. Tu pourrais le faire, toi. Ça serait simple pourtant. 6 heures du matin, quand ta nuit de boulot tire à sa fin. Aller hop ! Direct dans le sac. Personne ne remarquerait l’absence du portefeuille, et même dans le cas où, il te suffirait de nier en bloc.

Une marotte. Tu restes là, à baver devant. Si près, si accessible, et pourtant si loin. Tu le scrutes, l’étudies, sa couleur brune, un peu fade ; c’est le cuir ? Ou peut-être est-ce la poussière qui lui donne ces tons-là ?

Puis il y a la question du post-it collé dessus. En grosses lettres rouges et baveuses, on a écrit : pour M. Sahad Melma. On a accompagné l’inscription d’un triangle rehaussé d’un point d’exclamation. Avertissement marquant l’importance de l’objet ou de son destinataire, ou des deux. Peu importe, ça ne fait qu’attiser ton désir.

Ça vire à la psychose. Bout de l’index et du pouce, délicat, tu relèves le post-it. Juste assez pour apprécier la surface préservée de la poussière sans pour autant décoller le petit papier jaunâtre. Surgit cette démarcation nette, entre le marron embué de gris et la véritable texture du cuir. Le grain irrégulier, les nervures, le marron vif qui tranche avec le reste, pas brillant pour autant. Au toucher, c’est lisse et doux, même un peu chaud. Du cuir pleine fleur. Pas un portefeuille de raclo, du luxe que la division sociale du travail réserve aux bourges.

Tu penses à te l’acheter. Ça réglerait le problème ! Claquer une belle somme rondelette pour ça ? Non. Puis, tu n’as pas affaire à une fièvre consumériste, non. Pas infecté pour un sou par le fétichisme de la marchandise. Ce portefeuille abandonné, tu le vois surtout comme une opportunité. Celle de gratter un truc de valeur aux bourges, à ton employeur qui plus est. Ça permet en prime de se dépêtrer des catégorisations : même un arabe peut voler la conscience tranquille !

Étrange que ça vienne à ce moment, alors que tu as atteint un tout relatif confort matériel. Disposant d’un toit, d’un salaire qui tombe à la fin de chaque mois et même d’un petit futon d’économies.

Tu te décides à le chourer, le larfeuille !

Une nuit, comme ça, tu l’embarques avec toi ! Ni vu ni connu. Tu te prépares même mentalement pour le lendemain, un portefeuille ? Quel portefeuille ? À côté des objets trouvés ? Ça ne me dit absolument rien. Non, éviter le absolument. Ça fait trop. Dire simplement, ça ne me dit rien. Le long du trajet vers l’hôtel, tu déroules les scénarios possibles, et le manager qui serait là, qui aurait fait des heures supp’ pour te cueillir à froid. Inquisition et interrogatoire surprise ! Convoqué dans son bureau avec une lampe sur la gueule et le thermostat à 7 voire 8. Tu sus, tu baignes dans ton jus.

Rien de tout ça, bien sûr. Malgré l’enchaînement des jours et de semaines, personne n’en parle, ne t’en parle du portefeuille. On ne s’est même pas rendu compte de sa disparition ! Et toi, tu l’as chez toi, pépère. Il attend que tu quittes ce boulot de merde pour squatter ta poche gauche.

L’excitation d’avoir piqué un truc, l’angoisse qui va avec, et surtout cette joie salvatrice qui t’inonde quand tu te rends que c’est passé, que c’est bon, la combine elle a fonctionné.

Tu veux revivre tout ça.

Ça ne manque pas. Chaque fois que tu t’es là, devant les caisses automatiques d’une grande surface, tu y penses à cette possibilité ; chourer un truc.

Surtout qu’utiliser ces machines-là, ça te fait sentir un peu merdeux. Davantage de fric pour le proprio’ du magasin et le milliardaire qui possède la franchise. Ta volonté de gagner du temps, elle n’a l’air de rien, mais elle a des conséquences concrètes. Moins de boulot et plus de capital.

D’un autre côté, ça sert à quoi de préserver ces boulots de merde ? Qui peut bien acquiescer au portrait de ces femmes harnachées à leurs caisses toute la journée ? Avec ces infatigables tapis sur lesquelles refluent les marchandises ? Et les syndromes du canal carpien carabinés que ça provoque ? On en parle ?

Raison de plus pour mettre en œuvre ta nouvelle compétence. À chaque passage en caisse, tu t’arranges comme ça pour ne pas scanner deux ou trois articles. 10 ou 20 balles, voire même plus, arrachées à ta facture. Un peu d’air pour ton budget. Un tout petit manque à gagner pour le magasin. Surtout si on le reporte aux marges que se fait ce dernier, au profit qu’il s’est et continue de se faire sur ton dos. Sans oublier l’exploitation de toute la chaîne (de l’agro)alimentaire. Compensation pas même équitable.

Pour atteindre le fairtrade, se mettre à l’étude. Voler ce n’est pas tout, ce que tu vises désormais, c’est un développement à grande échelle de la pratique. Pas en rester à tes petits coups occasionnels. À cet effet, tu consultes tout plein de tutos qui t’expliquent par le menu comment procéder. Avoir l’air toujours décontract’, prendre bien soin de saluer les employés, être gentil et tout, prendre le temps dans le magasin, s’y balader, sans trop y traîner non plus. Tout est question d’équilibre.

Ensuite, s’assurer qu’on a sur soi de quoi payer les articles qu’on projette voler. Ah oui, et ne surtout pas sortir les mains vides ! Pas se contenter non plus de prendre une petite connerie à deux balles ! Faire ses courses, pépère, comme d’hab’. Les considérer comme un investissement à fructifier. En profiter alors pour glisser des trucs dans les poches. Tricher avec les produits en vrac. Confondre les produits bio et les standards. Pratiquer l’échange d’étiquette à haute fréquence. Ne pas trop rester dans le magasin. Pas ton truc de toute façon d’y traîner. Insupportables à voir ces rayonnages, amoncellement de marchandises qui recèlent les efforts et les douleurs de milliers de travailleurs.

Autre truc important, varier les magasins. Pas tant pour la pratique du vol en elle-même que c’est crucial, non. Ça rentre dans l’éthique. Tu comprends les vigiles et autres personnes chargées de la sécurité de ces espaces, aussi pourrave que soit leur boulot, l’idée ce n’est sûrement pas de les faire virer. Du coup, ta pratique éprouvée du vol, la faire osciller d’un magasin à l’autre.

Dernier tip,et non des moindres, ne jamais voler d’alcool, les rayons destinés à la tise font l’objet d’une surveillance renforcée, du coup payer son pack de bières, mais voler tout le reste.

La littérature du vol que tu as pu explorer est unanime ; ta carrière, aussi prometteuse soit-elle, se heurte à un handicap de taille : ta couleur de peau. Eh ouais, encore elle. On y revient !

Le pouvoir du stéréotype fait que les attentions des équipes de sécurité se concentrent essentiellement sur les racisé·e·s. Il n’y a pour autant rien d’irrémédiable à cette sentence, ton défaut de naissance pouvant largement être compensé par un glow up généralisé.

Soigner ton apparence, ne pas faire pauvre, s’habiller avec du sobre et de l’élégant sans jamais succomber au clinquant. C’est l’éthique du voleur racisé.

Ainsi paré, tu en écumes des grandes surfaces, perpétuant à ta modeste mesure cet art séculaire du vol à l’étalage. Ton rapport même à ces espaces marchands en est profondément altéré, attentif désormais aux dispositifs de sécurité, agents, portiques et placement des caméras, tu calcules leurs moindres angles morts.

Plus besoin de soldes ou de conneries de la sorte, à la source aller se servir ;

il n’y a qu’un f de fantaisie entre « gauche » et « fauche ».

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Un “f” de fantaisie entre gauche et fauche