Standardiser l’humaine marchandise

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Démembrer sa mémoire : ça fait tout un tas de bouts de bidoche que tu entreposes comme ça, sur ta table. Chacun recoupe un souvenir, un évènement particulier. Tu les auscultes, tu les charcutes, ne préservant que l’essentiel — ou ce que tu considères comme tel. L’émotion de l’instant vécu et la dimension politique de l’expérience. Il n’en reste alors que des lambeaux, à peine de quoi composer un récit. Une mémoire à remembrer :

Fraîchement régularisé, tu ne réalises pas encore la chose. Enfermé que tu es resté, ces jours derniers, dans cet appartement vacant, tu profites, autant que tu peux. Sauf que les emmerdes, elles ne tardent jamais à (re)pointer le bout de leur nez. Tu as une formation à suivre — vivre et accéder à l’emploi que ça s’appelle — bien obligé d’y aller, de s’y plier, comme ça tu l’auras la petite carte qui certifiera que tu es légal en ce territoire.

Ça commence à 8 heures, mais la convocation, elle dit que tu dois te présenter une demi-heure à l’avance. En plus, leurs bureaux, ils sont à perpét’. Dans l’une de ces trop nombreuses zones commerciales que compte Avignon. Une fois que tu y es, tu te farcis ces enseignes qui bouffent l’horizon. À part une boulangerie, tout est fermé.

Cette faible pollution lumineuse, ce calme, ils ne dureront pas. D’ici deux heures, à peine, les stores et autres rideaux métalliques se mettront en branle. On ouvrira la voie aux rayons aseptisés ; grandes surfaces, cinémas, fast-foods. Tous proposeront à peu de choses près la même chose : du vite-fait-vite-consommé.

Le lieu de ton rendez-vous, tu l’aperçois tout au bout de ce chemin bardé de publicités. Un rectangle vitrifié tout là-bas, tu en distingues l’enseigne : GRETA. Envers du décor(um) marchand, l’un des principaux fournisseurs des petites mains qui rangent, récurent, achalandent, vendent, voire gèrent les machines à marchandise.

Face aux bureaux du GRETA, y en a de la ressource et de la force de travail à domestiquer, polir et préparer à l’exploitation. Des dizaines de barres d’immeubles occupées par celles et ceux que la gentrification et son inflation immobilière ont chassés loin du centre de la ville.

Hall central du bâtiment, tu présentes ta convocation à l’accueil. Au premier étage qu’on t’envoie. Première porte à droite, une salle d’attente. Deux femmes et trois hommes installés. Le nez collé à leur rectangle tactile. On se raidit à ton entrée, on répond mollement à ton bonjour. Et ça retourne à sa position initiale.

Malgré la demi-heure de marche, impossible de se poser. Tu as comme des fourmis dans les jambes, elles te portent jusqu’à la vitre qui donne sur la cité d’en face ; vue panoramique ou quasi. On ressent les intentions des architectes : éviter toute condensation urbaine, compenser la réclusion imposée par ces bâtiments en aménageant des espaces « verts » . Des zones plus ou moins ombragées, des aires de jeu aussi qui doivent être visibles depuis les fenêtres des barres à l’entour.

À cette heure – 8 heures ? 9 heures tout au plus – on s’arrache péniblement aux appartements, on trottine en direction du parking ou on se plante devant l’arrêt de bus. D’une manière ou d’une autre on roule sur le circuit cabossé, les routes agrémentées de patchs goudronnés.

— Bonjour !

Tu te retournes, il y a une dame devant la porte. Elle a les yeux collés au papelard qui pend dans sa main, elle égrène des noms. Ça réagit plus ou moins dans la salle : 3 absents, on les attendra un peu. Pour l’instant, elle invite tout le monde à la suivre. Direction la salle de réunion. Elle ouvre la porte vitrée :

— Installez-vous, la conseillère arrive.

On reprend les mêmes et on recommence. Elles et eux sur leur tél’, toi aimanté par la baie vitrée, zébrée de stores cette fois. Tu écartes deux lames, ça donne sur la zone commerciale. Vue sur l’ensemble des enseignes que relie une route impeccable, bordée de plantes. Aucun intérêt. S’installer avec les autres ? Tu t’emmerdes, tu prends alors un stylo et une feuille ; tu griffonnes des âneries.

— Bonjour tout le monde (une femme débarque, l’impact lourd de ses pas s’en va contourner le U que forment les chaises) je suis Amélie, psychologue de formation. Je serai votre conseillère lors de ce bilan de compétence.

Vu la dégaine de la conseillère, comment elle nous parle surtout – elle surarticule la moindre syllabe ; ça sent mauvais cette histoire. Elle ferme les stores, met en route le projecteur – tiens tu n’avais pas remarqué la toile recouvrant le mur du fond. Elle annonce le programme, diapositives à l’appui. Personne n’a l’air d’y comprendre grand-chose à son laïus.

Est-ce qu’elle sait qu’on vous a obligés à être là ? Que si elle a des gens à qui faire faire sa formation, c’est juste parce que vous êtes là pour choper l’attestation qui certifiera que OUI, vous avez assisté à ce bilan et que vous puissiez enfin avoir la carte de séjour.

Rien à battre de son programme en 3 étapes vers la réinsertion !Est-ce qu’elle a juste pris le temps de zieuter les gueules en présence ? À commencer par la tienne, dessus se lisent direct les traumas, personne n’en est revenu de l’angoisse des contrôles, la terreur des uniformes. Habitués que vous êtes à raser les murs. Vos corps, ils n’ont pas repris un semblant d’épaisseur. Mais elle déroule, l’air de rien.

— Ce bilan de compétence représente l’une des dernières étapes de votre régularisation.

Elle la sait donc, votre situation. C’est juste qu’elle ne mesure pas ce que ça implique d’être immigré·e. Quand tu es né·e du bon côté de la frontière et que tu voyages, tu n’es pas fuyard·e sans territoire : au choix, tu es voyageur, touriste ou expat’. Question de nationalité, de fric aussi. Voilà le fossé qui vous sépare. Elle est dans sa bulle, elle vous dit qu’un bilan, comme vous êtes en train de le faire, là, d’habitude c’est payant et même assez cher — comprendre : normalement inaccessible aux péquenauds rassemblés ici.

Il est quand même bien sympa l’État de vous accorder ce privilège, celui de l’écouter, elle, déblatérer, parce que, vous comprenez, la régularisation administrative n’est pas une fin en soi. Merci pour l’info’ Amélie ! C’est vrai qu’avec la carte de séjour vous avez décroché le jackpot, vous allez vivre dessus pépères le restant de vos jours.

— Le retour à la vie active n’est pas chose aisée

Oui, oui, Amélie, ne t’inquiète pas, ils ont compris, vous avez compris. Vous qui n’étiez, il y a de ça quelques mois à peine, rien qu’une marchandise de contrebande. Votre force de travail on vous l’achetait en scred, à l’instar de ces sachets de week ou ces barrettes de shit. Maintenant que vous avez arraché votre régularisation, ça fait de vous de la marchandise légale. Chair à travail à exploiter dans les règles de l’art. Soyez utiles, de la seule façon admissible ; le travail.

— Pour des personnes aussi longtemps privées d’emploi, ce n’est pas toujours évident de retomber sur ces pattes.

Et ça sera donc à madame de vous y réintégrer, quel privilège ! Pourtant, si elle s’était juste tu un instant, qu’elle aurait contemplé, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, les corps autour d’elle, elle s’en serait rendu compte qu’ils puaient le travail.

Les mains calleuses, les postures cassées, les regards éteints de fatigues, rien de tout ça ne lui aurait échappé. Personne, ici, n’a réellement jamais quitté son marché de l’emploi. Vous n’avez jamais cessé de la vendre, votre force de travail. À la différence que c’était à destination d’un marché parallèle, clandestin, qui paye moins que le minimum légal. Mais ça, chut !

— Rassurez-vous, vous n’êtes pas les seuls à vous retrouver dans cette situation. Bien des accidents peuvent perturber une carrière. Mais il est toujours possible de reprendre le fil.

La toile du projo’ disparaît, les néons s’allument.

Fin du speech. Passage aux travaux pratiques.

Vous avez rempli une sorte de formulaire, puis vous avez fait une sorte de table ronde. Un peu comme chez les alcooliques anonymes : dire son nom, se présenter. Dans le U central, formé par les chaises et les tables, de gauche à droite ; il y a Alioune, diplômé en philo’ qu’il dit ; Jahia, elle vit en France depuis une bonne dizaine d’années, elle a surtout bossé dans les EHPAD ; Hui, son arrivée en France remonte à une quinzaine d’années, elle enchaîne depuis les petits boulots à Avignon ou ailleurs, elle les liste comme ça d’un trait : retoucheuse, tailleuse, employée en grande surface, garde d’enfant, cuistot, plongeuse. Avant de se faire interrompre par la conseillère et de passer la parole aux suivants ; Khalid et Achraf, le premier envisage de devenir électricien, parce que selon lui ça recrute pas mal en ce moment, et il s’y connaît, il a pas mal d’expériences au bled et en France ; l’autre est carreleur, toute sa vie qu’il a fait ça, maintenant qu’il est régularisé, il hésite à se lancer comme indépendant.

L’éminente conseillèreaurait pu saisir cette occasion pour s’excuser, pourquoi pas ? Elle le voyait bien que vous n’aviez jamais arrêté de trimer. Elle avait désormais de la matière pour comprendre qu’être sans-papier, ça appesantit le travail. Vous avez dû vous débrouiller sans contrat, sans garantie aucune que les efforts que vous fournis soient rétribués. Dépendance absolue à l’égard de celui qui a accepté de vous employer malgré votre affliction administrative. Pas de filet de sécurité, pas de droits.

Mais non, pas si probant que ça le retour d’expérience terrain. Son discours, elle ne l’a pas modifié, nous sommes et restons, toutes et tous, en réinsertion. Bien avancée, selon ses dires concernant ceux qui ont un projet. Le bilan de compétence vous aidera à sa réalisation. Quant aux rares qui n’en ont pas, Amélie vous accompagnera,

— Former avec vous et pour vous votre avenir professionnel !

Qu’elle a lancé, et sans déconner ! Elle vous placerait dans les rouages de la mécanique de l’emploi généralisé. Elle est là, sa fonction, elle la remplit avec zèle, y met de l’ardeur et tout. Vous êtes sa matière première, celle qu’elle travaille en vue de déboucher sur un produit potentiellement commercialisable au sein du marché de l’emploi. De la chair à travail aisément assimilable par l’organisme de la société du travail.

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