Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Il n’y aura pas d’Appel en tant que tel. Pas de parti ou de structure d’aucune sorte. Ça n’adviendra ni à la suite d’une loi, ni d’une quelconque décision gouvernementale ou d’élection. Des révoltes d’un genre nouveau, nées de la lassitude généralisée.

Ni Utopie ni Révolution. Pas une guerre contre l’ordre social ; une désertion. Avenir hypothétique, bricolé avec les moyens du bord : nos communs, quels qu’ils soient. Ces vagues idéaux que sont la solidarité, l’amour et même la lutte. Ce qu’on partage de plus crade, modes d’organisation, de production et d’échange qui ont encore cours. Mus par l’organisation sociale dans et par laquelle nous avons cru. On y a cru, un moment. On a même tenté de s’arranger avec, l’accommoder à notre sauce. On s’est fait bouffer tout cru.

Faire malgré et avec elle.

De partout qu’on chialera en chœur : disparus, le goût du travail, l’amour du travail, la valeur du travail. PLS généralisée. Plus personne à embaucher, hormis ces benêts encore accrochés au monde d’avant. Ils n’auront pas compris que le vent a tourné. On en sera au crépuscule de l’âge d’or managérial. On l’évoquera avec nostalgie celui-là.

Il n’y a pas si longtemps, on croulait sous les candidatures. Téraoctets de mails, CV, tout stylisés, et lettres de motivation en pièces jointes. Sans oublier les audacieuses prouesses des candidats les plus zélés pour se distinguer. Ce pied qu’on prenait à trier la chair à travail. La juger à l’aune de la qualité de sa formation, de l’excellence de son parcours. Jaugeant le réseau dont elle disposait et la durée de ses expériences antérieures.

Ça débouchait sur d’épiques sessions de recrutement ; la belle époque.

Candidats qu’on laissait mariner en salle d’attente. On te les faisait délicatement mijoter sur le doux feu de la sociabilité requise en entreprise. Ensuite, on saisissait tout ça sur le vif. Pression de l’entretien individuel. Il y avait comme ça tout un tas de procédures et de protocoles destinés à rendre cette chair à travail facilement assimilable par l’organisme entrepreneurial.

L’élevage en batterie, quant à lui, il prendra du plomb dans l’aile. L’école ne fera plus illusion quant à sa visée véritable tant on l’aura alignée sur les exigences du marché et du travail.

Côté agences d’intérim, ça ne sera pas la joie non plus. Elles qui partout fleurissaient, dévoilant leurs baies vitrées émaillées de mosaïques de petites annonces. Elles tireront un rideau métallique et définitif sur leur activité.

Boucheries à travail en rupture de viande.

Du coup, les candidats qui postuleront, se pointeront encore aux entretiens, on les cajolera. Prendre soin du reliquat de la précieuse chair à travail, développer une expérience collaborateur optimale. Peut-être qu’ainsi il se reproduira, prêchera et répandra la bonne parole.

L’entreprise, le monde du travail ; ils ont changé.

À l’écoute désormais, et dans la bienveillance. On se sera adaptés, on l’aura senti, le point de rupture. Prenant conscience du risque. Anticipant le risque de disparition d’une espèce massivement chassée ou pêchée. On aura tenté de préserver cette ressource humaine ; substance du travail et de la (sur)valeur.

Se sera développé tout un tas de subterfuges, plus ou moins efficaces. Le fun en entreprise, la gamification, le ludique. On aura imposé des terminologies nouvelles, travesti la langue pour affecter le réel. Ne parlez plus d’employés, ces gens ne sont pas des outils. Appelez-les plutôt collaborateurs. Exploitation horizontale. On sera aussi revenu à des trucs plus terre à terre, les fameuses primes à la productivité, les assurances santé et tout autre avantages ou privilèges censés redonner goût au travail.

Un basculement pour des milliers de personnes, aussi immédiat que s’ils ont été touchés par une baguette magique. Jusqu’ici on s’était tenu en face du travail de la même façon que, lors d’une quelconque soirée, on se trouve face une personne considérée comme asociale. Cette dernière n’interagissait pas avec les autres convives, ou seulement avec parcimonie. Tandis qu’on tentera de la faire parler d’elle, qu’on sollicitera son avis au sujet de questions qui pourraient l’intéresser, elle continuera de se tenir à l’écart, ne répondant que laconiquement.

On se demandera alors pour qui elle se prend ?

Mais que quelqu’un informe les hôtes et les invités de la timidité maladive de la personne. Tout s’éclairera. On apercevra la gêne. Cette main ou cette nuque qu’elle frotte nerveusement, ce regard fuyant qui ne s’arrête sur rien. On ne verra plus que cela. Tout ce qui était interprété comme du dandysme arrogant trouvera dès lors une explication.

La raison qui ouvre les yeux. Une erreur dissipée nous donne un sens de plus ; une emprise sur l’existence. Impossible de poursuivre comme avant.

Que faire à partir de là ; lutter ? Non, le mal du renoncement n’aura que trop profondément affecté et les corps et les esprits. La leçon aura été si adéquatement assimilée  qu’elle sera méthodiquement appliquée. Progressivement, ça viendra. Ça commencera donc par ces blasés qui, du jour au lendemain, tout plaqueront. Renoncement intégral. Comme on avait renoncé, auparavant, et à la lutte et à la volonté de changer le monde, on renoncera à ce monde.

De son travail, sa consommation et de son divertissement, cyniquement, on se détournera.

Pas le goût de construire, seulement le dégoût de ce qu’il y a.

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Seulement le dégoût de ce qu’il y a