Se re(membre)r

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Se remembrer. Ne pas en rester au simple récit de soi ; démembrer sa mémoire, s’en fabriquer une nouvelle avec la matière de ses remémorations. Moins personnelle, plus politique. Dire se dire autrement. Prendre du recul vis-à-vis de situations vécues, les revivre dans et par l’écrit. Perfectionner un art de (se) penser par l’expression. Se remembrer.

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, url : https://www.cnrtl.fr/definition/remembrer

Se remembrer — Le latin rememorare a donné régulièrement dans l’ancien français remembrer (…). Remembrer a subsisté seul jusqu’au XVIe siècle ; il est employé dans le XVIe, concurremment avec remémorer, qui a fini par le supplanter sans raison.

Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 1878, p.1591.

Un de plus : morceau de bidoche-souvenir. Un tout petit. Pourtant, quand tu le déposes sur la table des opérations, il claque lourdement. Tu l’examines de plus près, tu en repères les nerfs et les excès de gras ; ce qui relève du psychologique et de l’expérience singulière. Tout ce qu’il y a à retirer. En veillant à ne pas abîmer quelque réminiscence d’importance : une image, un son, une odeur… etc.

Avant toute chose, il s’agit de se remettre en situation, dans le contexte : immigré, tu viens de débarquer dans la ville capitale. Sans le sou. Fraîchement embauché pour un job de merde. Tu le reprends, le souvenir, au moment où tu cherches un endroit où crécher cette nuit-là, et les suivantes. Pas de changements majeurs depuis ta régularisation. La même merde. Quête chaque fois renouvelée de l’abri, à ceci près que maintenant tu flipperas moins quand tu croiseras le chemin d’un flic. Le risque de l’expulsion se muant en menace de passage à tabac.

Paris et sa périphérie, tu les as déjà pratiquées. Ça a été ton premier spot lors de ton arrivée en France. Tu dormais alors dans une auberge de jeunesse, du côté du canal de l’Ourcq. Vous étiez une poignée d’immigré·e·s à y crécher, des primo-arrivants comme on les appelle. Vos profils tranchaient avec l’ambiance générale. L’auberge accueillait essentiellement de jeunes Occidentaux, vous partagiez avec ces deniers les lieux, la tranche d’âge et même certaines envies ; niveau préoccupations par contre, ce n’était pas la même.

Pendant que vous vous foutiez à quelques mètres de l’auberge, sur un banc public ou les quais du canal ; la fête battait son plein. Faire diversion, c’est ce que vous vouliez, penser à autre chose. Immanquablement vous vous retrouviez à parler du bled, des espoirs que la famille avait placés en vous, de vos perspectives, peu reluisantes. Certes vous aviez pu poser ce putain de pied en France, mais à quelle fin ?

Pas de quoi oublier les beats de l’auberge qui résonnaient. Où que vous vous posiez dans le quartier, ils vous rattrapaient : la fête, les rires francs, légers. Tout ce dont vous manquiez.

Chaque soir, en rentrant, vous contourniez le hall, rasant les murs. Vous ne vouliez surtout pas croiser leurs gueules à elles et eux, sentir leur joie. Vous remontiez comme ça, en douce, vers vos lits superposés. Celui du haut ou du bas ? Quelle importance ? Parce qu’une fois que tu y es allongé, que tu as tiré le petit rideau, ça fait un putain de tiroir.

De quoi ranger vos corps et les espoirs qui vont avec. Votre intimité se résumait à ça. Sans oublier les centimètres carrés de l’écran du portable que vous labouriez toute la nuit. Il était là l’oubli, dans la lumière du téléphone et celle, plus diffuse, qui s’étalait sur le rideau.

Les uns après les autres, vous aviez mis les voiles. Même ces lits, ils étaient au-dessus de vos moyens. La claque ! Vous vous rappeliez qu’après l’enregistrement à l’auberge, vous aviez été choqué en découvrant votre lit. Vous aviez alors déjà l’impression d’avoir atteint le fond. Ce que vous ignoriez, c’est que le pire est une notion relative. Vous aurez au moins appris ça. Il ne fait que s’actualiser, le pire, au fil de la chute. Quelle que soit la situation dans laquelle tu te trouves, garder à l’esprit qu’elle est toujours susceptible de se dégrader. C’est l’éthique de l’immigré.

Fort de cet enseignement, tu as pu survivre à ton deuxième passage par la ville capitale. Sans-papier, tu avais écumé les plans foireux ; les chambres-placards partagées à trois ou quatre. Les studios sans électricité avec des dizaines de matelas noircis de nuits sans rêves. Marchand de sommeil, tant que tu n’en as pas vu en vrai, tu ne peux pas comprendre. Il en va d’eux comme de tout ; il y en a plusieurs, de qualité et de type. Pas évidents à distinguer.

Si l’on n’est descendu assez bas, on peut alors apprécier ces petits riens qui pourtant changent tout : une porte qu’on peut verrouiller, un robinet qui coule. Du coup, il y a des coins comme ça où, malgré le loyer payé d’avance, mieux ne vaut pas traîner seul dans l’appartement. Tu payes et tu n’as pas de douche. Tu payes la compagnie des cafards, l’absence de cuisine et de sanitaires. Les modalités du pire sont infinies. Ton choix, tout relatif, il dépendra de tes priorités ; quant au reste, vivre et faire avec.

À l’époque, tu avais pu dénicher comme qui dirait une bonne adresse : une auberge certes éclatée au sol, mais bon marché, et safe surtout. Lori que ça s’appelait. Reste à savoir si depuis l’errance qui t’avait fait croiser ce lieu semi-clandestin, il n’a pas fermé. Banales, ces histoires. Quand un lieu clandestin disparaît, on applaudit, on dit qu’il y a un peu d’injustice qui s’éteint. On a mis fin aux agissements d’un exploiteur de misère. Ça ne règle rien. Ça fout juste à la rue ces personnes qui, après des mois ou des années de galères, étaient parvenues à dénicher une base sur laquelle elles commençaient tout juste à rebâtir.

Un démantèlement, et plus rien. Pour sûr, ça fait un joli encart sur le journal local et une belle annonce sur les réseaux. Ça s’effacera vite ; ne resteront que les gens sur le carreau. Ils iront à alors en quête d’un autre plan pourri — s’ils n’ont pas crevé dans l’intervalle. Peut-être auront-ils alors à leur tour les honneurs de quelque encart dans le journal local : un sans-abri retrouvé mort.

Longtemps tu t’es demandé si ton histoire ne se finirait de la sorte. Ça te trotte dans la tête alors que tu enjambes le portique du métro, que tu embarques dans la ligne 5. Est-ce que tu y survivras au travail en tant que sans-abri ? Tu te projettes sur les semaines à venir. Le retour au travail ? Limite ça te rassure, parce qu’au moins, dans le cadre de ces heures, tu seras à l’abri. Paradoxalement, ce qui t’angoisse c’est l’envers du travail, tout ce qu’il y aura autour. Où dormir ? Se (re)poser ?

Ça te fait marrer, ou plutôt ça vous fait marrer. Et le toi qui écrit et celui qui est dans la situation. Le rêve ultime du capitalisme que vous avez réalisé. Que la précarité extrême de l’exploité, que ses conditions de vie abominables lui fassent considérer l’espace du travail comme un refuge ! Ainsi exécuterait-il docilement ce qu’on lui demande, que le temps du travail représente une parenthèse enchantée dans son quotidien exécrable. Il ne compterait plus ses minutes, pas même ses heures. Que l’exploité aille au travail emporté par une joie salvatrice.

Bobigny-Pablo Picasso, terminus. Gare routière à la surface. Slalomer entre les rangées de bus, se mettre dans les pas des évadés provisoires du travail ; pas plus tard que demain, tu seras un des leurs. Pour l’instant, se concentrer sur l’objectif. Le Lori, filer tout droit. Nationale 186, tu la traverses en deux temps. Tu la longes avant de bifurquer à droite, sur la rue de l’Égalité, t’enfonçant dans un quartier résidentiel tout ce qu’il y a de plus banal, fait de pavillons aux cours gazonnées, avec même la petite clôture pour faire bien.

Prendre la deuxième à gauche, rue de Carency. C’est au 25, tu y es, au Lori. Un pavillon comme tous les autres, rien qui ne le distingue des autres. Si l’on s’attarde assez longtemps sur la bâtisse, on détecterait pas mal d’anomalies.

Le pavillon ne semble jamais désemplir. Une poignée de minutes à le mater suffira à vous rendre perplexe : pourquoi ces allées et venues continuelles ? Y a combien de gens qui vivent là-dedans ? Et pourquoi personne ne semble verrouiller la porte, on se contente de la claquer derrière soi et de filer, l’air de rien. On prendrait alors ce pavillon pour l’une de ces colocations estudiantines, mais on jetterait aussitôt l’hypothèse aux orties au regard de l’âge des résident·e·s, de la diversité de leur profil. Un squat ?

Vous poussez le portillon, progressez par le jardinet en direction du perron. En ouvrant la porte, vous découvrez ce séjour fonctionnel, tout droit sorti de la brochure d’une enseigne d’ameublement. Pas de photos, aucun tableau accroché. Espace aussi impersonnel que possible. À peine le temps d’esquisser un pas, que votre route sera barrée par une sorte de géant. Méfiant, il vous demandera ce que vous faites là.

Ça, c’est pour le souvenir de ta première visite des lieux. Là, c’est plutôt un visage fatigué qui t’accueille :

— Bonjour. Je peux vous aider ? Ah, c’est pour réserver. D’accord, je vais voir ce qu’on a. Suivez s’il vous plaît.

Il t’amène à une petite chambre, à côté de l’entrée principale. Ça semble être la sienne. Il y a une sorte de long bureau au centre qui fait comptoir et coupe l’espace en deux. Il va de l’autre de côté, consulte l’ordinateur,

— Trois lits, il nous reste trois pour cette nuit, ah ! C’est plusieurs nuits que vous voulez. Combien au juste ? Le mois ? Non ? Ça n’irait pas plus vite si vous me donniez vos dates ? Donc si j’ai bien compris, vous voulez réserver toutes les semaines du moins de dimanche à jeudi ? Attendez, je dois d’abord voir si c’est possible, je ne maîtrise pas trop le logiciel. Donc… ça vous fera 368 euros. La remise ? Quelle remise ? Ah vous avez dormi chez nous ? D’accord, d’accord, avec la ristourne, ça vous fera 331 euros et 20 centimes. En cash ou par carte ?

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