Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Tout reviendrait comme avant, et peut-être mieux encore. Tes galères de papiers et de logement, résolues ; tout se remettrait d’équerre. Tu reprendrais alors le cours de ton existence. La fameuse résilience, pas vrai ? Se débattre pour se remettre en vie à la suite de quelque traumatisme, reprendre un autre type de développement à a suite d’une agonie psychologique. La résilience ? De la connerie bourgeoise !

L’organisation sociale inflige à ceux qui détiennent le pouvoir ce qu’eux-mêmes font subir aux autres. Parce que ces derniers ne peuvent connaître qu’un bonheur inadéquat, marqué au fer route de l’exploitation ; l’idéologie proclame que l’absence de souffrance produit des êtres faibles. Les bourgeois, exemptés de ces souffrances, n’ont pas à faire l’éloge du plaisir, de la vie paisible : on la déclare inutile.

Et tous les moyens sont bons pour faire entrer ça dans le crâne de tout le monde : Ce qui ne me tue ne me tue pas me rend plus fort. On cherche, et on trouve surtout, une phrase qui claque. Si ça appartient à un penseur ou un philosophe canonisé, c’est mieux. Ça fait argument d’autorité. On en fait alors une généralité. Ce qui ne tue pas rend plus fort.

Certes, vous douillez pas mal. Vous vous en prenez plein la gueule. Mais ne vous inquiétez pas, la résilience sera là pour tout remettre à plat, et même mieux, elle vous élèvera !

Souffrez alors, au travail et ailleurs, et fermez vos gueules, vous voyez bien que c’est pour votre bien !

Les villes, depuis cette décennie au-dehors, tu ne les vois plus pareilles. Adieu flâneries insouciantes et marches plaisantes. Désormais, les êtres sur le carreau, tu les repères à l’instant. En quoi ces épreuves les rendront plus fort ? Ça ne fait qu’effriter leurs corps déjà flétris. Ça entre en résonance avec celui que tu as été. Tu sais la constance de cette fatigue, sa permanence. Tout est resté gravé. Ce repos qu’on ne prélever que par touches successives : un parc ici, une bibliothèque là, un arrêt de bus sous la pluie battante, un banc public dont le design aura été pensé contre toi. Il y aura eu du fric dépensé, de la force de travail achetée, rien que pour que toi, tu ne puisses t’allonger sur ce banc.

La nuit qu’on appréhende. Elle et son avènement mouvant. Ça tombe toujours trop tôt, course contre la montre. Maintenir un semblant d’activité, bouger en permanence, éviter la chute. Pas une question de force là-dedans, rien d’autre que de la survie.

Une fois sorti de ce tunnel de souffrances ; qu’est-ce que tu as gagné ? Au mieux, une palanquée de traumatismes et autant de rhumatismes.

L’expérience de la rue, ce n’est pas pour autant la science infuse. On se fait surprendre parfois. Il y avait cette femme que tu croisais en terrasse chaque matin, à trois ou quatre tables de toi, alors que tu tapotais furieusement le clavier. Une habituée, comme toi. Sa commande, enregistrée : le serveur se pointait sans qu’elle n’ait rien demandé : café double, tartine et verre d’eau. Elle trempait, croquait, buvait son eau d’un trait. Raide sur le dossier, elle fermait les yeux, sorte de méditation entrecoupée de gorgées de café. Elle avait des airs sereins ; un chat qui hume la brise. Cet apaisement, tu le reconnaissais. Sentiment d’avoir survécu à une nuit de plus.

Remontons le temps. La veille au soir, à trois pâtés de maisons de la terrasse. Il y aurait cette rue qu’éclaireraient de flaques de lampadaires. Sous l’une d’elles, une voiture parquée, l’habitacle aura été aménagé en chambre à coucher. Parure de lit dont la couleur grisâtre prolongerait celle des sièges et du tableau de bord. Et si l’on se penchait assez longtemps sur cet amas, on distinguerait son visage : celui de la femme de la terrasse. Elle aurait les yeux fermés et les traits tirés.

Tu l’as rencontré, ce tableau. Tu as alors toqué à la portière, son visage bouffi a émergé de la voiture, tu as proposé de l’héberger, une nuit ou deux — le temps qu’Irina revienne de son week-end. Elle a refusé, poliment. Elle t’a même remercié.

Le lendemain, plus de voiture. Tu ne l’as plus jamais revue en terrasse.

Démasquée, on ne l’y reprendra plus.

La terrasse, c’était sa bulle. Préservée de ce monde du dehors. Tu l’auras fait voler en éclat. Elle y aurait été encore et toujours cette marginale.

Pourtant, rien de plus éloigné de la vérité. Elle et tant d’autres sans-abris ont un rôle bien défini au sein du jeu social. Il suffit de prêter aux bruissements urbains pour s’en convaincre, à ces parents, par exemple, qui grondent leur gamin à la sortie de l’école :

— Travaille bien et écoute ta maîtresse, c’est important ou tu finiras comme le monsieur qu’on a vu sur la place !

En aurait-on dit de même de la femme en terrasse ?

Les existences miséreuses cristallisent les menaces qui pèsent sur quiconque voudrait s’affranchir des règles édictées : le travail ou la rue. À se pencher sur ces milliers de corps inanimés ramassés chaque année ; c’est plutôt le travail ou la vie.

On préfère euphémiser, atténuer la violence, sans boulot, tu vas te retrouver clochard.

Pas si vrai, il y en a qui travaillent sans parvenir à quitter la rue. Aux alentours de midi, il y a la voix de Salah qui résonne dans le palier :

ما تقدّوش تجو دروك، مازال مالقيتش سكنةنكريهة سامطين هنا في فرنسا يطابو بزاف كواعط [Vous ne pouvez pas encore venir, je n’ai pas d’appart’, ni rien, ici. Ils sont vraiment chiants avec la paperasse.] وين راني نسكن ؟ ماتخافيش، في لوتيل و كاين لحباب [Où j’habite ? Ne t’inquiète pas. À l’hôtel. En cas de soucis je peux compter sur les proches et des amis.] صبر غير شويّة خديجة الدراهم تاع لاكسيدون غادي يجو [Patiente encore un peu, Khadija, les sous de l’accident ne devraient pas tarder à arriver.] نسيتي لاكسدون، هدرتلك عليه، تفكري، لاكسيدون تاع الشانتيي [Comment ça quel accident ? L’accident de travail, au chantier, rappelle-toi!] لا راني بخير، مدرار شويّ في الظهر [Je vais bien, ne t’inquiète pas, juste un peu mal au dos]

La condition de Salah et de tant d’autres se résume à choisir comment mourir ; à la tâche ou à la rue. On préférera grimer la violence, se convaincre que son sort, on l’a choisi. Incapables, ces gens, de fournir le moindre effort, de s’adapter, ce n’est quand même pas si compliqué d’aller bosser, faire comme tout le monde quoi ! On s’y crève, tous, au boulot, à la tâche, en quoi le sort des autres serait différent ?

Dit comme ça, on ne gâte pas le confort de ces enclaves standardisées nommées « chez soi ». Béton et briques en tracent les frontières, en apposant sa main contre le mur, on sentirait ces corps qui s’éteignent de l’autre côté. Éviter ces meurtres du quotidien, ça ne serait pas si compliqué pourtant. Question de modèle, celui du mérite, tout doit se mériter. Le droit à la vie serait acquis par le travail.

Si l’on faisait en sorte que le moins de personnes possible soient mises en danger disparaîtrait cette arme de dissuasion massive pointée sur les récalcitrants. Ça reviendrait à détacher la causalité entre la vie et le travail, tout le modèle centré sur l’emploi qui se casserait la gueule.

Il en faut alors de la souffrance, et la justifier, surtout, la souffrance. Il y a la nécessité de ces tués pour l’exemple.

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Résilience partout, justice nulle part