Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
Pas si différent de l’usine, l’open space. En lisant la fiche de poste de modérateur, on pourrait croire que c’est un truc super chiadé. Alors qu’en vrai, c’est du travail à la chaîne tout ce qu’il y a de plus standard. En lieu et place des ouvriers postés devant la ligne de production, tu as des corps ficelés aux ordinateurs. La matière qu’ils travaillent, elle ne glisse pas sur un tapis ; elle s’étage sur les écrans, à l’infini. Tu les checkes, les unes après les autres, en t’assurant que ça rentre dans les clous des CGU. C’est ça le boulot, rien de plus.
Une semaine de scrolling intensif suffit à te faire débrancher le cerveau. Tu traites tout en mode automatique. Si bien que tu as l’impression que les images et les textes, ils sont générés par un algorithme. Tu oublies que derrière chaque annonce, il y a tout un tas de gens qui se sont créés un compte puis ont cliqué sur le bouton « nouvelle annonce », ils ont alors écrit quelques mots à la volée pour ensuite ajouter la photo ou l’illustration histoire que ça fasse joli et ça attire le chaland. Et hop, ça a été posté !
Tout ça pourquoi ? Ça peut être un travail à part entière, vendre des trucs par le biais du site, ou alors le but c’est de gratter quelques biftons supplémentaires à la fin du mois. Du coup, on y consacre du temps. Combien ? En moyenne c’est une dizaine de minutes par annonce. Dit comme ça, ça n’a l’air de rien, dix minutes. Mais rapportée au nombre total d’annonces, ce n’est plus la même histoire ! Ça fait des millions de personnes et d’heures vouées à produire la matière première du site. On la lui file comme ça, sans presque rien demander en retour, si ce n’est de trouver un acheteur. Et le site, il ne va pas se gêner, le produit de ce travail, il va le valoriser, le rentabiliser, en tirer profit.
On te dira que c’est un échange de bons procédés. Le site, il ne tombe pas du ciel. Il y a tout un tas de gens derrière, qu’il faut payer, pour que ça continue de tourner au poil, sans bugs majeurs. Puis, le site, il a une position de leader sur le marché des petites-annonces à maintenir, le concurrence ne manque pas : constamment renouvelée, toujours plus accrue. Il a un trafic à développer d’autant plus afin que le consommateur puisse trouver ce qu’il désire et le vendeur des clients potentiels.
Ça reste quand même peanuts au regard du trafic et donc du fric généré, ça se sert certainement pas à payer les petites mains qui s’assurent de la bonne santé des interfaces et autres infrastructures, veillant au grain sur l’insigne expérience utilisateur. Le bénéfice, il est avant tout destiné investisseurs et autres actionnaires qui ont mis des billes dans l’usine numérique et qui tiennent à en gratter d’autant plus. À partir de ces annonces que des producteurs, aussi nombreux que consentants, pondent comme ça, spontanément, en continu. Le site, posé pépère, il n’a qu’à filtrer le produit but. Et encore, le plus gros du taf, c’est un algorithme qui s’en charge. Ne subsistera alors qu’un petit quart d’annonces touchant à des produits sensibles. Ça passera par une supervision humaine, comme ça on est couverts légalement. C’est à ça que vous servez, vous les gueux, à cet effet qu’on vous a recruté et qu’on consent à vous filer votre salaire.
La mise au pas, dans le plus grand des calmes, de la force de travail. Modèle reproduit un peu partout, des réseaux sociaux aux plateformes de streaming. Les moyens de production sont au second plan, l’enjeu c’est la possession des outils de diffusion. Sur ça que le fric il pousse.
On a donc un site avec des millions d’annonces relatives à des pelletées de marchandises et autres services. On y va, en masse. On se dit que c’est là qu’on obtiendra ce qu’on croit vouloir ; pas ailleurs qu’on aura le plus de chance de tirer du blé parce que le site, il dispose du plus gros réservoir d’acheteurs potentiels. Le trafic gonfle alors, et ça ira vite, de façon exponentielle. Jeu de dupes et d’intermédiaires. Des parasites qui s’agglutinent. Pourtant, il serait carrément envisageable de se passer de cette plateforme. Un site non marchand ferait tout autant l’affaire.
Pas de bol, on est loin de tout ça. Le site, il est là pour faire du fric, des bénéfices. Dans cette optique, deux options s’offrent à lui. Soit, il prélève à l’acheteur — et/ou au vendeur — une petite somme, bien calibrée pour qu’elle ne soit pas dissuasive. Soit — twist en approche — il transforme ses utilisateurs en marchandises.
Et c’est bien la seconde option qui a été privilégiée par le site. Ainsi le vrai produit qu’il commercialise, ce ne sont certainement pas les millions d’annonces. Ces dernières ne sont là que pour appâter le gibier, l’amener et l’enfermer dans l’enclos. En y cherchant alors une camelote quelconque ou en y postant une annonce, on subira, sans même le remarquer parfois, le fondement même du site : la mise en valeur d’annonces certes, mais d’une toute autre nature, des annonces publicitaires.
Alors, oui, il y a les bloqueurs de pub, c’est un peu relou ça. Mais tu oublies les données perso, on en parle de ça ? Le mail que tu as filé pour créer ton compte, les fameux cookies, les traqueurs planqués dans chaque recoin numérique. Tout ça, c’est une mine d’or. Au fil des semaines, des mois, tu as bien sagement tapé tes recherches, tu as cliqué, tu as scrollé. Et voilà, on se retrouve avec un bel inventaire de consommateurs frustrés, à la recherche du truc parfait pour combler le vide de leur existence.
On te l’a dit et redit : « Si c’est gratuit, c’est toi le produit. » L’expression claque, c’est sûr, mais elle est surtout fallacieuse. Parce qu’elle te fait croire que tout doit forcément avoir un prix, qu’au final il y a toujours une facture à régler. Du gratuit sans que tu n’en sois le produit, ça existe pourtant. À commencer par certaines relations humaines, les discutes que tu tapes, pas d’échange monétaire derrière. Et même sur le net, il en existe des tas de services proposés sans qu’on te la fasse à l’envers : des logiciels libres aux forums d’entraide en passant par certaines plateformes. Il n’y a pas de quoi sombrer dans une vision dramatiquement marchande du monde. Tout dépend du contexte.
Une question par contre, si les annonces ne représentent donc pas le produit que commercialise le site ; à quoi servent alors ces modérateurs et leurs clics répétés ? Alors oui, c’est eux les garants de la qualité de l’enclos dans lequel on va regrouper les utilisateurs, ils permettront de leur constituer un bel espace, bien safe et tout. Ça se chargera aussi de virer tout ce qui est illégal : des armes à la drogue en passant par les deux ou trois arnaques détectées.
De telles activités flattent le modérateur qui se prend alors pour un de Sherlock en carton. Ça met en valeur ses compétences de forçat du clic. Il s’imagine avoir une utilité sociale. Il aura l’impression que son boulot abêtissant, il a du sens. Satisfait, il effectuera ses tâches gonflé de certitudes. Sans se poser la question de certaines lois étranges qui régissent le site. De l’autre côté du miroir par contre, on sait ce qu’on fait. Tout est question de rapports commerciaux et de lobbying.
Ce n’est que sous cet angle nouveau qu’on peut comprendre l’une des règles les plus étranges du site. Celle qui touche les fameuses couches-culottes dont la vente en paquets fermés est interdite. Pourquoi donc ? C’est tout à fait contre-intuitif, ce sont au contraire les couches vendues à la pièce ou dont le paquet serait ouvert qui devraient rebuter les parents, surtout qu’on sait leur maniaquerie autour de tout ce qui touche à leurs chiards.
Et si on prenait les choses à l’envers ? Non pas du point de vue des utilisateurs, mais de ceux qui constituent les vrais clients du site. Qui sont-ils ? Les industries et autres marques pardi ! Ces derniers n’ont pas intérêt que le marché de l’occaz fasse trop d’ombre à celui du neuf. Et c’est le site qui se charge de réguler la présence de certains produits sur son marché.
Si à ce stade vous vous demandez le pourquoi de telles démarches — n’est-ce pas dans l’intérêt de disposer du plus d’annonces possible ? C’est qu’au mieux, vous êtes naïfs — ce qui est loin de constituer un défaut — ; au pire, vous avez porté une attention inadéquate aux développements ci-dessus. Le maillon primordial de la cette chaîne vous a échappé.
La profitabilité du site dépend de la régie publicitaire et par conséquent des marques qui payent pour faire apparaître leurs produits. Donc les vrais clients à satisfaire, ce ne sont certainement pas les utilisateurs, mais les entreprises. Ce sont elles qu’on traite avec déférence.
Du fric au fric ; bouclée, la boucle.