Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
Tu devais avoir quoi à l’époque ? 12 ans ? Un peu moins ? Il y a eu cette soirée, une sorte de révélation. Posé dans le séjour, tu tuais le temps sur ta console de jeu portable, avec le JT qui tournait en fond sonore. Alors que tu tapais comme un forcené sur les boutons, tentant de maintenir le rythme des attaques, des sauts et des esquives, enchaînant les niveaux, tu as entendu ce mot que charriait le ronron sonore : chômage.
Le mec cravaté à l’écran ne parlait que de ça, comme si son charabia n’avait été fait que de ce mot-là, répété avec différentes intonations. Tu as alors éteint ta console, intrigué. Pas un nouveau mot pour toi. Tu l’avais même rencontré pas mal de fois, sauf que jusqu’ici tu n’étais jamais vraiment posé la question : ça veut dire quoi chômage ?
À la télé, ça ne parle que ça. Chômage à toutes les sauces. Des reportages sur des gens qui galèrent à trouver du boulot. Tout un tas d’experts qui confirment que le marché de l’emploi, ce n’est pas la joie. Et même certains qui affirment que les gens, ils sont trop tatillons, qu’ils ne diversifient pas assez leurs activités.
Tu piges que le chômage, il a un lien direct avec ce truc dont tout le monde parle et qui s’appelle travail. Tu te retournesn alors vers ton paternel qui, affalé sur le fauteuil de séjour, matait le journal télé. Tu lui demandes comme ça : c’est quoi le chômage, papa ?
Un shoot d’adrénaline que ça lui a fait : — Des branleurs ! Des parasites qu’on paye à ne rien foutre ! — Ça existe, ça ? — Quoi ? — Des gens qu’on paye pour ne rien faire. — Pas en Algérie, c’est surtout en France qu’il y a ce genre de conneries ! Pour ça que les Algériens ils veulent tous y aller. Sucer le sang de la France. Et puis avec cet argent, ils reviennent ici. Ils se la coulent douce, ils font des affaires et au final ils foutent encore plus dans la merde les gens qui travaillent honnêtement comme moi. Pour ça que les Français, ils ont raison d’être racistes, tu comprends ?
Étrangement, tout ce que tu as retenu de la tirade paternelle, c’est que, quelque part dans le monde, il y avait la possibilité d’être payé à ne rien foutre. Inconcevable pour le gamin que tu étais, toi qui bossais déjà, dès après le collège. Pendant que tes potes rentraient chez eux peinards, toi tu filais au marché du centre de la ville. Tu vendais alors des putains de sacs en plastique.
Rien n’est gratuit en ce monde ; on avait gravé ça dans ta putain de tête. L’argent de poche ? Aller le chercher avec les dents. Qu’il y ait constamment de l’effort, une contrepartie. Pour recevoir tes misérables piécettes hebdomadaires, se bouger le cul. Courses, ménage et tout un tas de tâches à la con. Du coup, cette histoire de chômage, ça t’a révolutionné.
À partir de cette soirée, tu avais LA réponse à cette question qui t’emmerdait comme pas possible. Tu voudras faire quoi quand tu seras grand ? À tous les adultes qui semblaient n’avoir que cette préoccupation en tête, tu répondras : Moi, je veux être chômeur en France quand je serai grand !
Ça passait moyen, on te disait que chômeur, non, non, ce n’est pas un métier. Pas un truc qu’on choisit d’être, que le chômage c’est terrible, on le subit, un peu comme une maladie. Et surtout qu’un chômeur, c’est pauvre.
Qu’est-ce que tu en avais à foutre, toi ? Pauvre, tu l’étais déjà, et ça ne changerait pas demain la veille. Autant ne pas se fouler ! Puis les adultes, ils avaient beau dire comme ça que le travail c’était bien et tout, mais tu le voyais bien, tu le sentais surtout que dans leur vie à eux, le travail ce n’était pas la joie. À commencer par tes parents, tu les entendais tout le temps s’en plaindre, pas jouasses le matin en se réveillant et au moment de quitter l’appart’. Et ce n’est pas leur humeur en rentrant du taf qui t’aurait fait changer d’avis.
On te disait alors qu’au collège, tu travaillais bien pourtant ! Que c’est comme ça que tu avais de bonnes notes et tout ; grâce à ton travail. Donc le travail, fondamentalement, ça ne te dérangeait pas.
Toi, tu ne voyais pas trop le lien ; les études et le travail, pas pareil. Parce qu’à l’école si tu n’étudiais pas, tu aurais de mauvaises notes, OK, tu risquerais quoi au pire ? Qu’on te prive de ta console ? Tu y survivrais. Une correction du paternel ? Oui, tu aurais un peu mal. Ça passerait et on passerait à autre chose.
Par contre, les sacs que tu vendais au marché, les chiottes de l’appartement familial que tu récurais ; si tu ne faisais pas ça, ou pas bien, tu n’aurais rien à t’acheter, pas même de quoi prendre le bus quand il pleut.
Non, l’école et le travail, rien à voir !
Une vingtaine d’années plus tard, tu l’as réalisé ton rêve de gamin. Intronisé chômeur ! Depuis que tu as posé les pieds en France, tu n’as que cette idée en tête. Devenir chômeur et raquer des alloc’s. Ça en aura a pris du temps, les premières années tu ne pouvais pas parce que tu avais été tour à tour étudiant puis sans-papier. À la suite de ta régularisation, tu avais approché ce Graal à deux reprises. Mais les deux boulots que tu avais faits, tu les avais quittés sur un coup de tête, sans demander ton reste. Avec ce job de modérateur par contre, tu as su, tu as pu tenir la distance, et tu l’as décrochée, la timbale !
Bon après avec l’âge et les connaissances que tu as accumulé, tu sais maintenant que le chômage ce n’est pas si ouf ! Que ce n’est pas vraiment être payé à ne rien foutre, mais plutôt être payé pour que tu puisses à l’avenir foutre quelque chose. Qu’avec le chômage tu ne te soumets pas simplement au travail, mais à tout son marché. Que le chômage c’est le réfrigérateur de la chair à travail, histoire de la garder bien fraîche, un stock de main-d’œuvre à disposition. Chaque morceau de bidoche ayant sa date de péremption, parce que sinon, elle tourne la viande. Elle devient avariée. Incapable de travailler. Elle aura trop pris le goût de la liberté.
Mais toi, tu n’es pas n’importe quelle chair à travail ! De la viande d’importation. Un immigré-chômeur ; ça te plaît ça, ça sonne bien. La rencontre des deux mots. L’imaginaire que chacun des deux charrie ; combinés, ça fait un feu d’artifice à fantasmes. Un Nord-Africain, ex-sans-papier qui plus est, qui profite éhontément des allocations. Tu détournes les aides sociales, le fameux modèle social français que tu as benchmarké tout exprès.
La hantise des fachos et des racistes.