Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
De retour chez soi. Enfin, si on peut appeler de la sorte ces misérables dix mètres carrés. À peine la porte ouverte, c’est le bordel. Tout a été retourné dans la chambre, les murs dégagés, leur base recouverte d’une sorte de nuage cotonneux ; de la mousse expansive. Quoi qu’on en pense de cet hôtel, on peut reconnaître à son room service une réactivité certaine. 24 heures à peine après ta plainte par rapport aux rongeurs ; on a agi, et efficacement, sans même user de méthodes létales. On a simplement bouché les trous sous les plinthes. Bon, avoue que ce n’est pas non plus l’idéal, vu que ça gratte de partout, dans la chambre.
Casque sur les oreilles, musique à fond, ça efface les bruits, n’annule pas pour autant la présence des rats. Tu sais qu’il sont juste là, à un mètre ou deux, minimum, dans l’interstice du mur, à se balader, à checker les portions friables, en alerte quant au moindre mouvement d’air qui signalerait l’existence d’une brèche. Ne plus y penser. Fermer les yeux. Dormir, pourquoi pas ?
Rouvrir les yeux dans le noir compact, des formes en émergent. L’armoire, les moulures grotesques autour de l’ampoule, la porte, la crasse que tu y devines, le filet de lumière qui sourd depuis le couloir. Hanté que tu es par les allées et venues sur le parquet moisi, surface conductrice de bruits et de sons divers, ça te les transmet jusqu’à ton lit pourri.
Tu sais ce qui se trame dans les chambres à l’entour ; l’autre nuit, tu les as vues, les travailleuses, disséminées dans les rues aux alentours de l’hôtel. Elles restaient là, plantées sur les trottoirs, malgré les harcèlements répétés, les crachats. Les projectiles, parfois, envoyés depuis des voitures qui passaient à toute berzingue.
De temps en temps, elles lâchent une insulte, laissent transparaître un mouvement d’humeur. En général, elles restent impassibles, concentrées sur l’objectif, ferrer le client potentiel, refluer en sa compagnie vers l’hôtel. Celui-là même où que tu te trouves. La suite tu la connais, le code tapé à la va-vite, les marches, le parquet qui grince, puis l’une des chambres. On encaisse, doublement. On revient à la rue.
Du travail, de la force de travail à vendre, l’intimité comme outil de travail, toute la nuit. Mais rien pour les protéger, elles. Ni syndicat, ni législation, même pas le droit à de l’exploitation dans les règles de l’art ; on en a vu pire comme métiers reconnus, protégés, des corporations syndiquées : armuriers, flics, matons, profs, banquiers, ministres…etc.
Elle est longue, la liste.
La musique s’interrompt ; vibrations du téléphone, pas la peine de regarder, sûrement le groupe. Ils viennent aux nouvelles eux qui ne t’ont pas vu depuis une dizaine de jours maintenant. Pas depuis qu’ils sont montés sur leurs grands chevaux à te faire la leçon : et pourquoi tu ne nous as pas appelés ? Et pourquoi tu ne demandes jamais de l’aide?
Pour recevoir de l’aide, il faudrait déjà être en mesure d’être aidé. Maintenir assez la tête hors de l’eau pour choper le bâton ou le bout de corde qu’on te tend. Bref, dès que tu retrouveras une coloc décente, tu reviendras vers eux. Sûrement.
La musique reprend dans ton casque, interrompue aussi sec. Vibrations encore, ça insiste. On insiste. Tu prends ton tél, prêt à décrocher, leur gueuler dessus. Coupé dans ton geste en voyant le numéro qui s’affiche à l’écran ; Irina.
La réponse, la fameuse. Tu la sais d’avance. Autant abréger. Une fois les formules d’usage enjambées, tu n’es pas sûr d’avoir bien entendu. Tu lui demandes de répéter :
— Oui, oui, c’est bon pour la coloc, tu peux t’installer demain. je t’ai envoyé un mail avec mon RIB, tu ne l’as pas reçu ? Fais juste le virement, avec le premier mois de loyer… ah oui, et n’oublie pas la caution !
Du mieux ? Dans l’enchaînement de péripéties qui t’a amené jusqu’à ce pays, l’errance qui t’a mené vers cette ville, sans oublier les galères qui t’ont fait atterrir ici, dans cette carrée minable, parmi les rats et les travailleuses du sexe : du mieux. Alors oui, vu de l’extérieur, ça ne paraît pas grand-chose ; en gros tu sous-loues une chambre de 20 mètres carrés (à peine) à Pantin. Le tout dans un T3 claqué au sol. Rien d’exceptionnel donc, aucun doute là-dessus ; plutôt minable même.
Pourtant, tu vois ça comme un putain d’accomplissement. C’est que pour une fois, parmi l’éventail restreint de choix auquel tu as eu affaire — à savoir la ribambelle de colocs douteuses et de studios miteux visités — tu peux opter pour celui qui a ta préférence.
Le déménagement ? Une routine maintenant. La carrée miteuse, tu la quittes à l’instant. Tu marches par les rues, sac rivé au dos et la valise qui crisse derrière tes pas. La nuit, tu la passeras dehors, à marcher. Somnambule, tu traverses masse de rues et d’avenues, Aubervilliers, Pantin, Paris ; en attendant le jour nouveau. Dans ta bulle : les plantes, les abribus, les arbres, les stations de métro, les bureaux de poste, les lampadaires, les bus nocturnes, les trottoirs… l’air même… Tout ça, comme transformé. Tu sens la ville dans sa matérialité ; plus vraiment un danger. Un espace où circuler. Tu y es, dans la ville, tu en fais partie ; parmi les immeubles et les bâtiments, malgré les banques, les commerces, ce blafard que projettent les écrans publicitaires.
Longeant le canal de l’Ourcq, à petits pas, tu suis les quais dans l’obscurité. Tu prolonges, le canal Saint-Martin, accompagné par les spectres de la nuit urbaine. Arrivé à la place de la République, tu as l’impression d’avoir émergé d’un tunnel ; l’aube fraîche, le ballet de voitures qui reprend son crique. Il y a vingtaine de tentes dépliées ici ou là, elles remuent, et pas qu’à cause du vent frais matutinal. Les rebuts de la ville qui s’extraient de leur abri de fortune, réveillés par les distributeurs de torchons — qu’on appelle communément journaux gratuits — qui tentent d’alpaguer un de ces passants que les stations crachent par salves.
Dans la pâleur de cette aube, le mouvement de ces camions qui approvisionnent les magasins à l’entour, les agents polyvalents qui nettoient, récurent les fast-foods, les préparent à l’ouverture prochaine, les éboueurs qui en font autant pour la ville.
Il te semble que ces rencontres étaient prévues de toute éternité ; la lutte de chacun et de chacune pour sa survie.
Toutes les choses de la terre ont une ressemblance qui te reste étrangement familière. Tu rêves d’une ville où tout le monde se poserait tranquille. Tu te dis qu’un jour ça arrivera, qu’un jour tu traverseras la ville sans qu’elle ne soit parsemée d’employés et de sans-abris ; avec émerveillement, tu verras simplement des gens, ils échangeront, se snoberont, ils s’aimeront, se haïront même, sans qu’aucun emploi ni aucun travail n’interfère.
On n’interagirait pas avec des fonctions, mais des individus.
Ces choses existent pour toi, depuis longtemps, depuis toujours peut-être.
Elles sont simplement vo(i)lées.
… naïf ?
peut-être.