Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
Tu as mal calculé ton coup. Il ne fallait pas cliquer sur annonce suivante. Non, le chrono, tu aurais dû le laisser filer. Ne rien faire, attendre ces cinq petites minutes avec l’écran statique. Partir aussi sec en pause, juste avant 17 heures, pendant que les autres seraient encore harnachés aux ordis. Tu aurais été le premier à atteindre la machine à café. Choper alors un gobelet de ce liquide qui n’a de Ristretto que le nom inscrit sur le bouton, pressé à la va-vite après avoir glissé une pièce. Illico, tu aurais dégringolé les escaliers consolidant ton avance sur le peloton. Une fois en bas, aux abris ! La ruelle derrière l’immeuble. À l’heure qu’il est, tu es serais. Préservé de tout contact.
Rien de tout ça donc. Tu as appuyé sur ce fichu bouton : annonce suivante. Par réflexe ou peut-être croyais-tu que ça ne serait qu’un meuble, un appareil électroménager. De ces trucs qu’on valide en mode automatique. Non, à la place tu as eu droit à la grosse face baveuse d’un bouledogue français qui bouffait la moitié de l’écran. À partir de là, toute une procédure bien reloue à dérouler. Lire le texte avec attention. Examiner l’âge de la bête, sa provenance, et bien évidemment les 26 chiffres d’identification. Vérifier que le vendeur n’a pas rempli tout ça au pif pour enjamber l’algorithme. Bref, une belle connerie qui te coûte ta pause.
Pris dans l’étau de la socialisation. Obligé de jouer le jeu là parce que ce n’est pas encore tout à fait la session du soir. Quand vous êtes en petit comité, entre mecs surtout, et que chacun fait ce qu’il le sent. Non, là, il y a des règles à respecter. Faire preuve de savoir être comme disent les connards de managers. Surtout que, lors de ta dernière évaluation mensuelle, on t’a pris pas mal le chou à ce sujet.
Du coup, tu prépares mentalement comme ça une liste de sujets. Lanceras-tu la conversation sur le dernier blockbuster à l’affiche ? C’est lequel en ce moment ? Tu passes en revue les affiches aperçues dans le métro. Encore une de ces merdes de Marvel ? Ou alors ça sera la dernière série à la mode ? Tu feras comme si en tu avais quelque chose à foutre, tu hocheras comme ça positivement. Ou peut-être évoquera-t-on l’émission télévisée de la veille ? Dans le pire des cas, ça parlera de cette chose que tous et toutes considèrent comme de la politique, mais qui en réalité recoupe le fascisme le plus convenu.
Prendre les devants, pallier tout ça. Te préserver de la bêtise que leur aura instillée l’organisation sociale mortifère. Surtout que ça urge, là. Tu y es, dans le couloir, tu marches à côté d’eux, ça parle encore du boulot. Ça ne tardera pas à basculer sur autre chose. Et au vu de la concentration masculine autour de toi, la conversation risque de tourner en mode cul et sexe. Dos au mur, tu sors ton joker : la carte sport. Ton émollient social, laxatif des conversations entre mecs.
Dès l’enfance que tu l’as travaillée, cette carte. Tu en as passé du temps à la parfaire, ta culture sportive et plus particulièrement footballistique. Mardi et mercredi soirs, posé sur le tapis du séjour familial à mater des matchs. Tu apprenais alors et le nom des clubs, des joueurs et même les tactiques. Ainsi tu as pu rattraper le retard accumulé sur tes congénères affranchis au foot.
Tu l’as bûché, le foot. Avec des prises de notes et des leçons. Un masque que tu te fabriquais et que tu ne cesses de mettre à jour depuis, tu l’enfiles quand le besoin s’en fait sentir. Tu te fais alors passer pour le fan de foot, consommateur de sport en tant que spectacle ; pas pratiquant pour un sou, mais croyant.
Masque solidement vissé sur ta gueule. Ça y va. Tu reviens sur le match de la veille, et dans le détail. On te prend pour un fada de foot. Celui qui a un club dont il défend les couleurs. Tu en connais l’histoire, le palmarès, les joueurs et les matchs légendaires. Le genre de supporter qui donne du nous, parle comme s’il était l’un des rouages essentiels de l’équipe,
vous avez maté le Real-Bayern d’hier ? Ouais, on n’était pas bon hier soir, on a raté beaucoup trop d’occaz’ ! Ah tu ne savais pas que j’étais supporter du Bayern ? Mia San Mia !
Ou qu’il fait partie du staff technique de l’équipe,
Non, non, pas d’accord, au contraire, je trouve qu’on a été trop défensifs, pas assez agressifs à la perte du ballon, on était 4-4-2 sans ballon, on aurait dû être plus proactifs !
Ou qu’il occupe un poste important au sein des instances dirigeantes du club,
Ouais le championnat, c’est bouclé, et avec cette élimination qui se profile,
on n’a plus rien à jouer… le mercato ? Moi, je pense qu’il y a besoin d’un 6, un vrai, bien défensif, mais avec le fair-play financier et la politique économique du club, ça va être compliqué,
déjà qu’on a claqué beaucoup de thunes sur un 9 l’année dernière !
Ne faire qu’un avec l’entité. S’y assimiler. La quasi-totalité des employés masculins de Dataroom Center appartient à cette étrange espèce qu’on appelle supporters. Chacun ou presque dispose d’un club de cœur. Il l’aura choisi parmi la dizaine de clubs les plus riches d’Europe. Pour faire simple, on prend les gagnants, les équipes qui vont régulièrement le plus loin dans les compétitions européennes. Ils donnent du nous en en parlant, comme s’ils partageaient un quelconque intérêt avec l’entité. Leur humeur même variant en des résultats de cette dernière.
Eux qui, en tant que travailleurs, ont toujours subi la louze, nés dedans. Là, ils ont pour une fois la chance de se fantasmer parmi les vainqueurs et les puissants.
Le rêve de tout capitaliste. Des consommateurs qui font corps avec l’entreprise. Peu importe la qualité des produits, ils les achètent avec l’allégresse de la conviction, les exhibent même avec fierté, tu comprends, c’est le blason, l’institution. Revendiquer son identité de supporter.
Discuter alors des heures durant de tel ou tel joueur qui gagne en une journée de sommes dont ils n’auraient même pas caressé le rêve de posséder. Et pour les accrocs, il y a tout un tas d’émissions et de podcasts pour prolonger l’extase footballistique par-delà l’évènement. Revenir en longueur sur chaque action, le moindre incident. Ça va au-delà, on ne discute plus forcément du jeu, du match. On commente le commentaire. La sortie d’un consultant, la polémique lancée par un éditorialiste. Et ça en prend du temps pour le ruminer, ce vent. On étudie le dossier, on bosse le sujet. On infirme ou on confirme, chiffres à l’appui :
…. et le ratio entre les occasions créées et les buts marqués en tenant compte de la position dans laquelle le joueur s’est trouvé, si elle avait été favorable ou non pour mener l’action à son terme. Et les passes qui ont mené à des buts, qu’on appelle décisives, et les passes clés qui auront permis de créer une occasion, sans oublier les tacles réussis, les duels gagnés, les ballons récupérés…etc.
Tout est rationalisé. Tout un tas d’entreprises spécialisées dans ce genre de conneries. Elles compilent des palanquées de stat’s au sujet d’un joueur, d’une équipe : de la data. De quoi permettre à d’autres boîtes de proposer tout un éventail de paris. Non pas simplement quelle équipe gagnera ou se qualifiera, mais laquelle marquera, quand ? comment ? Quel score à la fin du match ? Quel(s) buteur(s) ? Et comment il marquera ? Du pied, du cul ou de la tête ?
Du fric, il y en a toujours plus à se faire sur le dos de ces adeptes — non pas les pratiquants, parce que, eux, soit ils palpent gros ou s’amusent tout simplement en y jouant, mais — les croyants du foot, accrocs au spectacle monté en épingle.
La profusion de stat’s s’avère aussi utile pour les clubs-entreprises de foot. Elles qui par ce biais veillent à la productivité de leurs employés-joueurs. Jugeant leur rentabilité à l’aune de ces données. Tu as donc tous ces suiveurs acharnés du foot à qui on instille les mécaniques du management : rationalisation du temps de travail, des salaires.
Dans leur costume de supporters, ils expérimentent en acte la place du patron qui veut des résultats. Que l’équipe gagne. Qu’elle produise du jeu, des buts, des pressings, des actions défensives et des clean sheets. Du retour sur investissement.
Le footballeur, travailleur certes grassement rémunéré, se trouvant être le cœur de leurs discussions. Pour tel salaire, qu’a-t-il apporté à l’équipe-entreprise ?
On se prend alors à imiter ces schèmes au boulot comme pour une discussion sport quelconque. On parle de performances : du nombre d’annonces modérées, de la cadence. À la menace du licenciement s’ajoute l’intériorisation de la rationalité économique. Traiter tant d’annonces à l’heure pour être rentable. Sous-jacent à tout cela, il y a bien évidemment la question de la compétition : par un glissement progressif et fantasmatique, la vie se calque sur le foot. La première se trouvant alors appréhendée par le prisme du second ; l’esprit d’équipe dans l’entreprise, certes, mais dans la limite de la concurrence. Chacun trime pour sa place. Jouer pour le bien de l’équipe sans pour autant se faire de cadeaux. La vie comme compétition avec des perdants et donc des gagnants.
Oui, oui, il y a de l’injustice dans tout ça, mais la vie n’est-elle pas foncièrement injuste ? Comme le foot d’ailleurs, combien d’équipes ont-elles perdu alors qu’elles étaient objectivement meilleures ? Qu’est-ce tu veux faire contre ça ?
Tu y penses à tout ça, devisant de foot derrière ton masque. Conscient des enjeux que ça recoupe. Tu les poursuis ces conversations inconséquentes, faute de mieux. Comment survivre aux interactions sociales sinon ?