Les Belistres

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Des révoltes contre le travail, il y en aura pas mal et un peu partout. Terminée, cette Grande démission où l’on se contentait de tout plaquer, sans mot dire. Il s’agira désormais de maudire ouvertement le travail. Avènement de ce qu’on appellera les Belistres.

En vrai, personne ne se proclamera belistre ni ne se définira en tant que tel. La raison en sera simple : un tel mouvement politique voire même de pensée n’aura jamais existé.

Bélître ou belistre, à la base, c’était un terme à l’usage vieilli. Ça désignait les mendiants et les vauriens. On devra sa résurrection à d’obscurs comptes sur les réseaux sociaux qui en useront pour distinguer cette séquence de révoltes contre le travail de la Grande démission.

Faute de mieux, journaleux et autres éditorialistes s’en empareront. Tout le monde adoptera assez rapidement cette qualification, sans que personne ne sache vraiment à quoi ça correspond, un ou une belistre.

Et tant mieux, ça servira de prétexte pour organiser des débats radiophoniques et télévisuels inconséquents. Ça en fera de l’audience ! Cependant, ces talks perdront de leur glamour. La désertion massive des personnels techniques et les coupes budgétaires affecteront nombre de chaînes. Avec le ralentissement économique, les marques ne pourront mettre autant de fric sur la pub qu’auparavant. Pourtant, les recettes resteront les mêmes : inviter des spécialistes pour pérorer en plateau, décryptant le phénomène belistre entre coups de gueule et théories fumeuses.

Pour certains, ça sera l’immigration ! Le problème de l’immigration ! Ce fléau aura mené à la catastrophe belistre.

En effet, ces contingents d’Africain·e·s accueilli·e·s au fil des décennies auront fini par déteindre sur l’ensemble de la société française. Ils n’avaient jamais su ce qu’était le travail, le vrai, le travail bien fait, à la française et à l’européenne ! Leurs corps et leurs esprits trop habitués à la langueur de leur contrée. D’une génération l’autre, ils se seront transmis cette oisiveté qui a toujours présidé à leur existence. Ancrée en eux, de l’atavisme.

Ça sera là le plus flagrant échec et de l’intégration et de l’assimilation. Au lieu de prendre exemple sur les bons Français de souche, ils auront au contraire déteint sur eux. Les Français innocents et travailleurs, ils ne sont pas bêtes ! Ils auront bien vu ces immigrés tricheurs profiter du modèle social français.

Le Grand Remplacement, tant redouté, sera là, et bien pire que prévu, puisqu’il aura même gangrené les esprits.

Loin de ces élucubrations, les regards de nombre de professionnels de la pensée se tourneront vers l’ubérisation. Celle-ci avait fait advenir des conditions de travail nouvelles. On était passé d’une configuration où le travailleur apprenait un métier spécifique, se spécialisait, se perfectionnait à un système où les travailleurs étaient réduits à une simple compilation de compétences qu’on mobilisait pour tel ou tel boulot. On les faisait passer, sans distinction, d’une tâche à une autre, sans distinction. Flexibilisé à l’extrême.

L’ubérisation aura donc été le dernier clou dans le cercueil du travail en tant quel. Atomisés, les individus n’avaient plus la possibilité de socialiser dans et par le travail. Ils évoluaient sans cadre. Éliminant dans le même mouvement l’entraide, l’esprit de classe. Ne subsistaient donc plus que ces entités flottantes, nihilistes, qui avaient désormais pour unique but de déserter, rompre avec l’organisation sociale.

A contrario, il y aura ceux qui accueilleront positivement cette fronde contre le travail. Elle signalait l’avènement d’une organisation sociale nouvelle.

S’il n’y avait plus de petites mains pour faire tourner les industries et les services, qu’on embrasse définitivement le chemin de l’automation. Que l’on remplace ces réfractaires par des machines et des algorithmes, abusivement appelés Intelligence artificielle. On n’en avait pas besoin de toute façon. Eux-mêmes avaient compris que leur temps était compté, c’est bien pourquoi ils ont décidé de faire sécession. L’État, et ses diverses institutions seront autant de reliques, à exposer dans les musées. Il s’agira désormais de bâtir un système nouveau, à destination de l’être humain du futur, l’homme augmenté qui, lui, n’aurait pas besoin d’un État pour le protéger, lui fournir ce dont il aura besoin, parce que lui ne sera certainement pas de la race des assistés. Il aura les outils pour survivre seul. Loin de tout cadre infantilisant.

Pétris de certitudes, on acquiescera de concert. Un bémol, pourtant ! Le wokisme, personne n’en parle de ça ! La fronde contre travail y aura trouvé l’une de ses principales sources. Cette idéologie qui, après avoir remis en cause le genre, la race, la culture même ! De déconstruction en déconstruction, le virus wokiste s’en sera pris au socle, à la valeur étalon de la civilisation : le travail.

Il y aura de quoi se marrer, pour sûr. Mais à y regarder de près, n’était-ce pas l’articulation de l’organisation sociale autour du travail qui avait en grande partie forgé et surtout figé les rôles de genres ? L’idée que le plus grand nombre se fait de ce que doit être un homme ou une femme, de comment ça doit se comporter et être ne découle-t-il pas division sociale du travail ? De ce travail auquel on a assigné les gommes et les femmes ?

Quand on prête aux femmes des attributs tels que la douceur ou l’écoute, ne s’agit-il pas d’une détermination opérée par le biais de ce qu’on appelle les activités reproductrices ?

Cet ensemble de tâches qui permettent de perpétuer les cycles de l’exploitation. D’abord à court terme : que le travailleur n’ait à s’occuper à rien ou si peu en rentrant, qu’il se repose afin qu’il puisse y revenir dès le lendemain, frais et prêt, à la pompe à force de travail. Mais également au long cours, en élevant et prenant soin de ces enfants destinés à devenir la future chair à travail.

Mais ça ne s’arrête pas là, c’est encore et toujours à ces femmes qu’échoit le soin aux chutes de viande à travail, les morceaux qui ne peuvent pas ou plus servir au marché ; les vieux et les invalides, invalides par rapport à quoi ? Au travail, bien sûr !

Ainsi, ces activités reproductrices, envers du travail, ne représenteront pas simplement une panoplie de besognes projetée sur les femmes. Elles se sont accompagnées de tout une palette de compétences ou de sentiments relative à ces activités reproductrices ; sensualité, émotivité, faiblesse intellectuelle et de caractère, etc. Gravant alors dans le marbre la fonction assignée aux femmes.

Quant aux hommes, et plus particulièrement le sujet masculin-blanc, l’injonction à l’intelligence, la force de caractère, la volonté de s’imposer. Tout cela est destiné à favoriser et consolider la concurrence induite par le monde capitaliste. Concurrence qui profite au système capitaliste, lui permettant par le biais de ces hommes, un renouvellement constant.

Face à ce sujet masculin-blanc, les personnes appréhendées comme non-blanches, sont quant à elles affectées de toute une diversité d’attributs, essentialisant les sujets de par leur assignation à telle ou telle race. Ils seront paresseux, voleurs. Indiscipliné ou faisant au contraire preuve d’un excès de discipline. Dépourvu alors de toute spontanéité. On dira d’autres qu’ils sont fourbes, sournois. Ainsi se coagulent les stéréotypes.

Voici donc par quels tortueux et perfides raisonnements, le wokisme en était arrivé à remettre en cause le bon sens qui préside à la valeur du travail. Mais pour ça, il aurait été nécessaire que celles et ceux qui se réclament de ce wokisme aient entrepris ce type de démarche intellectuelle.

D’autres établiront un lien direct entre ce mouvement belistre et l’épidémie du Covid-19, et plus particulièrement l’enfermement généralisé qui en a découlé. Le confinement aura permis à toute une frange de la population appartenant à la classe encadrante d’expérimenter un autre mode de vie, dénué de l’alternance entre le repos et le travail, le travail et le divertissement, le travail et la consommation. L’espace de cette parenthèse, leur existence avait radicalement changé. Même si on s’était au départ offusqué de la fermeture de certains commerces, de l’activité restreinte, on a découvert qu’on pouvait faire sans, sans la consommation et le travail, qu’il y avait d’autres choses à expérimenter dans sa vie. Ce fut l’occasion d’une réflexion profonde sur ses modes de vie. Il y eut aussi ce calme, celui de l’espace du dehors, l’activité ralentie. On soutiendra que le virus avait permis d’effilocher, conjoncturellement, la toile du capitalisme. À partir de là, on s’était posé les vraies questions. Avait-on crevé de ne plus avoir à sa disposition ces ribambelles de camelotes à acheter, consommer ? Et le travail, à quoi ça servait au fond, et si ce temps du travail, on l’investissait pour des activités qui nous profitaient concrètement ?

Cette lecture des évènements, devenue rapidement assez populaire au sein de l’ultragauche, sera l’objet de critiques véhémentes pour sa non-prise en compte des effets dévastateurs qu’avaient eus le virus et le confinement sur toute une partie de la population. Ainsi ignorait-on toute la frange de la population qui avait continué à travailler, devenue, d’autant plus, la chair à canon de la guerre contre le virus, ces fameux derniers remparts.

La toile du capitalisme s’était-elle effilochée ? La violence de leur travail ne faisant que s’accentuer au sein des hôpitaux, des grandes surfaces, dans les usines même. Qu’ont eu ces travailleurs en retour ? Des médailles ? Deux ou trois primes tout au plus ? Et puis on les avait entendues, les conneries débitées par les éditorialistes et autres philosophes de comptoir, disant que les vieux et les vieilles, inutiles, le temps avait passé, ils et elles n’avaient qu’à crever, ça fera des économies. C’était donc ça la valeur-travail dont on leur avait suriné les oreilles depuis tant d’années ? Les mettrait-on au rebut une fois qu’ils et elles auront atteint un certain âge ?

Et si, plus simplement, ces belistes se seront lassés des injonctions séculaires au dépassement de soi, la concurrence, le développement exponentiel, l’originalité et l’innovation. Ils s’en seront débarrassés, défrichant dès lors une forme de liberté, pas si nouvelle, inexplorée jusqu’ici pourtant à si grande échelle.

Notre classe, elle a la mémoire d’un poisson rouge. Des siècles de générations ouvrières n’ont jamais eu (ou si peu) l’opportunité de penser adéquatement leur condition. Pas l’énergie ni le temps de lutter contre. Ne serait-ce que de la penser ou même de l’écrire adéquatement. Encore moins de quoi remettre en cause le bocal établi.

Trop occupé·e·s à survivre, panser les blessures du travail qu’on ramène de l’atelier, l’usine, l’établi, l’entrepôt, le bureau, ou le dehors uniforme ; l’espace de travail en somme, des travaux imposés.

Trop occupé·e·s à reproduire la force de travail, et surtout à oublier, nous oublier. Éviter de se foutre en l’air. Tenir le lendemain et le surlendemain.

Et ce fric qu’on arrache, on en profite rien qu’un peu. Quand on n’est pas au charbon, on comble le temps avec du vide. Spectacle et divertissement. Amnésie de l’ennui, le parfait anesthésiant.

Jamais pu faire une contre-proposition décente au bocal imposé. On s’est juste étouffé dedans, embrassant le rôle auquel on nous a affectés : travailleur, prolétaire, ouvrier. On en a fait une identité. Une fierté même ! Celle de l’exploité·e.

Tu morfles ? Pas grave. Tu te targues d’être du côté productif, contrairement à ces oisifs bourgeois.

Tu (te) crèves ? Peu importe. Tu t’inventes une utilité sociale. Tu es fier de ton travail !

Déjà ça, la fierté, non ?

Non, pas du tout ! Plus maintenant en tout cas. Ça n’ira pas de soi. Pas évident de se renier, renier sa supposée identité de travailleur. La fierté qui va avec. Pourtant, l’idée fait son chemin depuis des décennies. Suffit de jeter un œil à n’importe quel média pour s’en rendre compte. Il y avait la fameuse crise de la main-d’œuvre. Et comme quoi les entreprises elles galéraient à recruter. À un moment, on a parlé de bullshit jobs [jobs de merde], ça renvoyait à tous les boulots jugés inutiles ou sans intérêt, et dont le seul intérêt était de maintenir un certain nombre d’emplois, histoire que le modèle de société centré sur le travail puisse perdurer. Du coup, des openpaces aux cuisines de restau’s et fast-food, en passant par les hôtels, les grandes surfaces et autres champs agricoles, on en trouvait de moins en moins de la chair à travail fraîche et dispo’ pour ce genre de jobs. Le truc auquel on ne s’attendait pas par contre, c’est qu’au fil des années, ce mal gravisse la hiérarchie établie des emplois.

Les postes jugés utiles auparavant perdraient de leur sens pour ceux-là mêmes qui les exerçaient. L’emprise exponentielle du marché sur ces activités les ayant vidés de leur substance. Enseignant, ça reviendra à former d’autant plus, encore plus, la future chair à travail, tant les programmes scolaires et universitaires se se seront calqués sur les exigences du patronat et des entreprises.

Le milieu médical ? Faire du chiffre, privilégier le traitement de la patientèle en distanciel ; ça fera moins de coûts. Que signifie dès lors le soin dans ces conditions ?

Une question similaire fera son chemin du côté des ingénieurs dont les compétences seront d’autant moins mobilisées en vue de créer des outils fonctionnels et/ou utiles. Non ça sera uniquement pour approvisionner le marché. L’inonder d’objets destinés à y circuler le plus rapidement possible.

Rien de bien nouveau, tout ça, le capitalisme depuis son avènement a toujours fonctionné sur ces principes, son emprise n’aura eu simplement de cesse de s’amplifier, oblitérant ainsi de ce fait le peu de sens que recèleraient encore certaines tâches.

Loin d’être anodines, ces questions auraient des conséquences directes. Des rapports et des études souligneront que le taux d’absence des salariés en France n’aura fait qu’augmenter ; passant de 3,8 %, en 2011, à 6,9 % en 2020 pour s’envoler à 11 % aux alentours de 2030. Il y avait aussi les burn-out et les dépressions dont l’augmentation ne se sera jamais démentie.

Et voilà que, des emplois les plus précaires aux plus qualifiés, la distinction entre jobs de merde et les autres, considérés comme utiles, s’affadira d’abord pour s’évanouir.

Si on poursuit le travail, ça ne sera pour rien d’autre que les sous. Perpétuer un mode de vie auquel on finira par ne plus croire.

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