L’autre par l’écrit

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

L’écrit, pas de la thérapie, pas juste ton existence à toi que tu étales sur la feuille simulée à l’écran. Faire système, saisir le mouvement d’une organisation sociale, comment tout un ensemble de personnages s’y trouve englué, qu’il y patauge. Que ces histoires soient véridiques ou vraisemblables n’a aucune espèce d’importance. Ils sont des millions, des milliards, comme eux, comme toi, là dehors et de par le monde. Ça morfle, ça s’en prend plein la gueule.

Ne pas en rester aux dénonciations de surface. On les connaît. La précarité, les conditions de travail à améliorer, et le plafonnement des salaires, que ça ne dépasse pas les 20 ou 30 SMIC. Et s’il y avait un revenu universel, ça serait bien ou alors mieux que ça ; un salaire à vie !

Bien sûr que ça en changerait des choses. Forcément, quelques billets en supplément, une somme à trois chiffres ajoutée à ton salaire, ça ferait la diff’ au quotidien. Ça permettrait même à certains de mieux tenir le coup, voire de ne pas crever la gueule ouverte. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, il en restera du monde sur le carreau. Tant que le travail sera là, ça nécessitera de la chair à travail.

Des gens pour s’occuper des poubelles, pas vrai ? Les sortir, les trier, les mettre dans les bennes, de la chair pour fabriquer toute la camelote qui fait tourner le marché et sa (sur)valeur. Même à plus basse intensité, ça continuera de mouliner. On trouvera alors de nouveaux moyens de coercition plus… éthique, parce qu’il y aura la nécessité de poursuivre sur la même voie, d’en mastiquer, d’en avaler, d’en digérer et d’en chier de la chair à travail.

Le travail, en tant que tel, prendre à partie ; cœur vibrant du capitalisme. Trop évident pour le voir, en éprouver les pulsations, la pompe de la machine à valeur. Toute l’existence organisée autour. Ça te colle au corps, identifié à ça, catalogué par ça. Suffit de remplir n’importe quel papier administratif pour s’en convaincre ou pire supporter la langueur de la moindre interaction sociale. La question reviendra aussi sûrement que l’immigration sur le plateau d’une chaîne d’information  ; l’assignation au travail, à la soi-disant fonction que tu as dans la société.

Autour de ça que tu écris : le travail. Assez facile à faire quand tu parles de miséreux ou de loqueteux, comme toi. Les données sont assez simples. Ça donne quoi pour Camille ? La responsable des ressources humaines de Dataroom Center ?

L’envie de brosser au débotté le portrait de la jeune cadre dynamique réalisant froidement ses fonctions d’encadrement des travailleurs. N’ayant pas seulement pour objectif d’atteindre les objectifs fixés. Elle aspire à les dépasser, crever le plafond de la rentabilité de la force de travail. Prête à toutes les manœuvres pour ça : manipulation, terreur et intimidation. Il y a une pyramide du pouvoir à escalader ! On ne va pas s’encombrer d’une conscience, sinon celle du travail bien fait.

Comment appréhender ce type d’être avec justesse ? Sans pour autant

Comment l’appréhender avec justesse sans pour autant sombrer dans la caricature du lieu commun ?

Née, ayant grandi à Chatou, issue d’une famille de propriétaires fonciers, le truc de Camille, depuis sa petite enfance, c’est le dessin, toujours à griffonner : murs, feuilles volantes ou carnet. Elle s’est retrouvée assez rapidement à la traîne, dans cette lignée qui avait su produire, au cours des dernières décennies, exclusivement des notaires et des agents immobiliers, plus rarement des avocats. On lui avait alors prédit une carrière autre ; elle serait la caution artistique de la famille. Ce n’est que pour cette raison qu’on lui a passé pas mal de ses excentricités : comme son choix de s’orienter vers les Arts-Déco à la suite d’un bac obtenu avec mention.

Les années se sont écoulées, et la Camille approchait dangereusement de la trentaine ; sa carrière d’artiste ne se résumant alors qu’à une poignée de modestes expositions dans d’obscures galeries parisiennes. L’investissement opéré par le chef du foyer sur cette artiste n’avait donc pas porté ses fruits ; pas de capital symbolique, encore moins économique.

Pas rentable l’investissement, on a dès lors radicalement changé de braqué. Restructuration de l’existence de Camille. Inscription en école privée. On lui a trouvé un business plan, un cœur de métier nouveau. Un qui disposerait, cette fois-ci, d’un marché porteur. On la voyait bien bosser dans les ressources humaines, un truc qui requiert de la sensibilité féminine, pas vrai ? Et puis ça matcherait bien avec sa soi-disant fibre artistique.

Tu as fait ton enquête, c’est ça ? Tu l’as espionnée ? Tu as pu trouver son pseudo sur les réseaux ? Ou alors tu as pu rencontrer des connaissances à elle qui t’ont tout raconté de sa vie ? Ou peut-être as-tu spéculé ? Toute cette histoire d’artiste et de dessin tu l’as construite de toute pièce, à partir des feuilles tombées du classeur de Camille à la suite d’une longue et éprouvante réunion. Toutes diaprées de figures qu’elles étaient les feuilles, ça faisait comme des enluminures sur les bords.

En cherchant bien on peut toujours trouver du sensible même chez le plus vil matin ou le CRS le plus décérébré. Ça n’excuse ni ne change rien à l’équation. À l’instar de ces bêtes dont on se soucie, soi-disant, du bien-être et qu’on mène in fine à l’abattoir. Le moment venu, on pendra ces gens avec humanité.

Camille, la responsable des ressources humaines de Dataroom Center donc, un agent comme un autre dans la grande lessiveuse du travail. Pas évident de l’écrire comme ça, vu la violence qu’elle déchaîne, la terreur qu’elle exerce sur ces employés qui, sans être persuadés d’avoir décroché le job idéal, sont tout à fait heureux d’évoluer dans le cadre de cette entreprise. Un boulot moins pire, elles et eux qui en sont passé·e·s par les galères des centres d’appel, de la vente en grande surface, des contrats de manœuvres ou d’employé de ménage.

On découvre, sur le plateau du cinquième étage, un cadre professionnel relevé d’un grain de confort — ces droits qu’on a tendance à confondre avec les privilèges. Sorte de terre promise pour eux qui ne vivent désormais que dans la crainte d’en être exclus.

Tout relatif bien-être du travailleur qui, chaque jour, amène sa carcasse à l’abattoir du travail.

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L’autre par l’écrit