La grande démission

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

La Grande démission qu’on appellera ça. Des heures d’antenne y seront consacrées. Décryptage du phénomène. Qui sont-ils ? Comment sont-ils apparus ? Quels sont leurs réseaux ? Ne s’agissant pas d’un mouvement politique en tant que tel, on interrogera au pif quelques-uns de ces énergumènes qui auront décidé de refuser de travailler.

Pas des bons clients. On en expédiera au plus vite les propos incohérents, faits de balbutiements et de tournures hésitantes, éloignés de toute certitude. Face à eux, on placera le propriétaire d’une chaîne de restaurants érigé, depuis l’avènement de cette Grande démission, en symbole contre les ayatollahs de l’anti-travail. Sa tête circulera partout, promue au rang de mème à la suite de son passage dans un talk-show politique diffusé en prime time.

Supposé incarner la voix et le visage de ces patrons qui peinent à recruter, on l’aura sûrement choisi pour sa mine rondouillarde, son accent méridional, on aura pensé qu’il attirerait la sympathie du public, assimilant la caste patronale à sa communicative bonhomie. On consacrera plus d’un tiers de l’émission à son témoignage. Après que la présentatrice aura introduit le sujet, il dira que sa situation était difficile. Son chiffre d’affaires ? Divisé par 10, obligé de fermer 5 de ses 6 établissements. Il se concentre sur le plus rentable, y affectant le peu d’employés qui lui reste. Plus possible de recruter qui que ce soit. Avant, il avait des dizaines de candidatures spontanées pour chaque restaurant. On répondait avec enthousiasme aux offres d’emploi qu’il publiait ici ou là. Aujourd’hui ? Personne, ou presque.Comment fait-il ? C’est à ce moment qu’intervient la séquence qui le rendra célèbre.

Il chialera, en mondovision. Devenu l’homme à tout faire du restau’, un employé polyvalent, à la plonge, au service ; au four et au moulin. Même les sanitaires, il les nettoie. Prenez conscience du drame ! Un patron, un entrepreneur, un capitaine d’industrie, les genoux à terre, face contre chiotte ? Et pas pour dégueuler son Dom Pérignon, mais en vue de les récurer. Lui, le Self-made man qui a su construire cette affaire à la sueur de son front. Qu’éprouvait-il face à cette situation inédite ? Essuyant ses larmes, du désarroi.

Interviendra alors la seconde séquence passée à la postérité, il montrera ses mains à la caméra, regardez comment elles sont toutes abîmées, mes mains, qu’il a dit, avec l’eau chaude, les produits d’entretien, à force de récurer aussi.

Ses perspectives ?

Il évoquera alors ces employés qui ont déserté le navire, le laissant seul à bord. Capitaine sans équipage. Lui qui les avait traités avec respect. Compréhensif quant à leurs retards, leurs caprices et autres désidératas. Tous en CDI. Un bon salaire. Pleins d’avantages. Et pourtant, tous sans exception se sont cassés. Ça a commencé avec les saisonniers qui, brusquement, ne pointaient plus le bout de leurs candidatures. Ensuite, ce fut ses employés les plus anciens qui ont été touchés par cette maladie.

Le patient zéro ? Élodie, la serveuse la plus expérimentée, pas un retard, pas un jour de congé en 6 ans. Du jour au lendemain, elle s’est barrée. Elle s’était pointée à son bureau pour exiger, oui, oui, exiger un licenciement. Pour quoi ? Le chômage pardis ! Vous imaginez ça, vous ? Un esprit aussi tordu ? Et dans le contexte actuel ! Bien évidemment le valeureux entrepreneur a refusé, c’était la démission ou le boulot.

Et elle l’a fait ! Oui, oui, elle a démissionné. Imaginez le délire, le manque de conscience professionnelle ? Lui en tout cas aura sa conscience pour lui, il aura tout bien fait, il aura permis des années durant à une femme qui avait été refusée partout de devenir une membre utile de la société, servant de nourrissantes portions de frites et de burgers, faisant la joie des enfants et des travailleurs. Lui et son courage entrepreneurial avaient permis à cette femme de gagner de l’argent, devenant ainsi une consommatrice indépendante. Et comment elle le remerciait ?

La présentatrice remerciera l’invité et passera la main à l’éditorialiste maison, pourfendeur de l’oisiveté. Il dénoncera les privilèges accordés à ceux qui ne veulent pas travailler. Il était temps de sévir, de revenir aux fondamentaux, d’inculquer la valeur-travail, les valeurs du travail. L’argent, ça devait durement se gagner parce que les aides, c’est de l’argent gratuit, sans contrepartie qu’il était distribué. La solution ? Tout couper. Pas d’aides et pas de pitié pour ceux qui n’en ont pas. Si quelqu’un se retrouve à la rue, c’est qu’il l’aura bien voulu parce que du travail, dans la conjoncture actuelle, il y en a pour tout le monde. Et pourquoi ne pas inscrire dans la constitution que chaque citoyen, français ou étranger, devait être en activité ? Soit en travaillant en tant que salarié, soit en créant une entreprise ou en investissant des capitaux.

On donnera, enfin, la parole aux syndicats et autres disques rayés de la gauche. Tout en soulignant que les diverses aides aux chômeurs ont été fortement réduites, ils dérouleront leurs revendications éculées. Augmentation des salaires, meilleures conditions de travail et réduction du temps de travail, des CDI pour toutes et tous, agrémentés d’une interdiction de licencier. Après ça, tout irait mieux. Tout reprendrait, et mieux qu’avant.

La majorité au pouvoir ne sera pas de cet avis. Branle-bas de combat. Sans discussion ni compromis qu’on y revienne, et fissa, au travail. À la guerre contre le virus, succédera la guerre contre les branleuses et les branleurs.

Ça ne s’arrangera pas. On créera des commissions ad hoc chargées de remédier à ce mal qui rongerait une partie de la population. Trouver des mesures concrètes, efficaces qui permettraient d’abord de juguler la propagation de ce phénomène. Là était la première urgence. Inverser la courbe du renoncement, puis on verrait comment y mettre définitivement fin. Grassement payées par le contribuable, des mines graves et compassées se rassembleront, elles parlementeront, deviseront, débattront des jours durant. Elles pendront un rapport, immédiatement suivi d’une feuille de route, préconisant toute une série de mesures, de recommandations, de stratégies spécifiques que le gouvernement se hâtera de mettre en œuvre.

On engagera, à prix d’or, une boîte de comm’ qui se chargera de sensibiliser les citoyens quant à la nécessité du travail. On montera tout un tas de campagnes publicitaires, d’évènements promotionnels, de salons pour dire que, oui, le travail c’est bien ! On invitera des philosophes et des sociologues, et tout un ramassis d’experts, pour dire que le travail, ça donne des objectifs dans la vie. Ça permet même l’épanouissement personnel et l’indépendance matérielle. En particulier pour les minorités, c’est essentiel le travail.

Les femmes, ça leur donne de la liberté, grâce au travail, elles ne dépendent ni d’un mari, ni d’un frère, ni d’un père.

Idem pour les racisés, le travail, c’est là, la meilleure façon de faire taire les racistes. De prouver leur utilité, sinon leur nécessité, dans la société.

Le travail, ça reste le principal vecteur de visibilisation des minorités.

Quoi de plus beau que de voir ces queers, ces trans’ et autres genderfluids faire partie intégrante de l’effort national ?

Des tas de personnalités seront mobilisés à cet effet. Elles clameront en chœur leur horreur de l’oisiveté. Même si elles exercent des métiers socialement et symboliquement valorisés, comme tout le monde, chacune de ces personnalités travaille. À l’instar de l’éboueur ou du cariste, il en faut de la rigueur, de l’effort pour être comédien, sportif, chanteur ou même présentateur.

Tous bords politiques confondus, on s’alliera, une même supplique qu’on proclamera : Non à l’inactivité, oui au travail émancipateur !

Syndicats et autres personnalités de la gauche fustigeront dans un même mouvement l’attitude irresponsable de ces nihilistes patentés. La concurrence internationale, la guerre économique globalisée, la défense nationale, à ce rythme, tout cela sera en péril, parce que les autres pays, de Grande démission, ils n’en connaissent pas. Une telle fantaisie, ça ne leur viendrait même pas à l’esprit.

À destination de ces jeunes qui déserteront l’emploi, on fera venir des influenceurs. Ceux-là mêmes qui, à peine dix ou vingt ans en arrière, s’étaient lancés dans la course effrénée aux créations de vidéos puis aux streams histoire justement d’en finir avec les jobs de merde, fruits de toutes leurs plaintes.

Depuis, ils ont grandi, mûri, se sont insérés dans le circuit marchand ; des pro’s. Les voilà qui, la bouche en cœur, évoquent l’importance du travail, ce que leur ont apporté leurs expériences professionnelles passées, que même si ce n’est pas toujours la joie, le travail c’est la vie. Ça ne dupera personne. Le ralentissement de l’activité économique affectera l’activité de ces influenceurs ; diminution des publicités sur les plateformes de diffusions, raréfaction des collaborations et autres partenariats commerciaux. Les budgets pubs et comm’s des entreprises se réduiront comme peau de chagrin. Toute l’activité de ces créatures créatrices du web 2.0 qui s’effondrait alors.

Le second volet de la feuille de route préconisera l’instauration de véritables mesures coercitives. Puisque la menace de se retrouver à la rue n’était plus efficiente, on en inventera de nouvelles. Restreindre l’accession aux différentes allocations, qu’il s’agisse du chômage ou du RSA. Puisque du travail, il y en aura, et à foison, selon les dires mêmes des syndicats, celles et ceux qui ne travailleront pas délibérément, pourquoi continuer à leur filer du fric ?

S’ils ont décidé de rompre avec l’organisation sociale, qu’ils rompent avec tout, céans ! La question de l’accès aux soins et à la santé fera l’objet de débats ardus. Continuera-t-on à soigner gratuitement ces énergumènes ? Redoutant l’apparition d’épidémies, on privilégiera la solution du milieu, celles et ceux qui se trouveront éloigné·e·s de l’emploi plus 6 mois consécutifs, on leur retirera tout droit. Quant à la scolarisation des enfants des déserteurs du travail, on sera d’autant plus frileux. Devaient-ils payer les errements de leurs parents ? N’était-ce pas justement le rôle de l’école que de récupérer ces chères têtes blondes ?

Tout ça n’aura qu’une incidence relative sur l’accroissement du renoncement au travail. Pire que ça, les défections connaîtront un tournant. Plus brutale que se fera la défécation du travail. Des révoltes adviendront. Tout le territoire que ça émaillera.

Tu croiseras alors les pas de cette foule qui criera : Le travail, on n’en veut plus ! Filez-nous du fric ou on vous tue ! Ça attisera ta curiosité. Toi qui vivras alors en théorie. Ça te tirera de ces terres arides. Tu marcheras alors parmi les corps abîmés, les gueules cassées. Pas ou si peu de profils proprets, rien à voir avec les manif’s d’encartés. Pour t’en assurer, tu te baladeras dans le cortège improvisé, tu croiseras les pas d’une dame, elle aura quoi ? La cinquantaine à tout casser, elle qui se sera mise sur le côté, histoire d’allumer son clope. Elle y échouera, parce que son pouce, il ripera sur la molette crantée du briquet, pas assez de force. Toute pétée l’articulation, on l’aidera alors, on lui filera une flamme, de quoi passer dessus le bout de son clope, tirer une latte.

Emmerdée, elle ,ne fera que s’excuser, se sentira même obligée de se justifier. À cause de tout le barouf à l’entour, tu n’entendras pas grand-chose. Des bribes de mots chopés à la volée : boulot, caisse, canal carpien. L’essentiel en somme, de quoi sentir les années qu’elle a passé le cul posé sur un siège à scanner de la camelote, tout au bout d’une allée de supermarché.

Tu laisseras la dame griller sa cigarette, tranquille, tu suivras la queue de cortège. Il y aura ce gars à la patte folle qui aura du mal à suivre la cadence, toute molle pourtant. Là aussi, il y aura du monde qui viendra lui filer un coup de main, lui proposer un bras auquel s’accrocher. Le gars, il vous enverra tous chier, il gueulera comme ça qu’il n’est pas question de cacher les éclopés comme lui. Cette manif, elle est aussi faite pour ça : montrer, les corps broyés, tous ceux et toutes celles qui ont essuyé les dégueulasseries du management, qui ont donné leur corps à la science du travail.

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