Entretien de courtoisie

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Tu sais pourquoi tu es ici ?

J’ai lu le mail, mais je préfère vous l’entendre dire.

Tu peux me tutoyer.

Ouais, mais non.

Donc tu as été convoqué aujourd’hui parce que…

Je peux prendre des notes ?

Comment ?

Pendant que vous parlez, je peux prendre des notes ?

Heu, bien sûr, bien sûr. Fais comme chez toi.

Merci.

Si je t’ai convoqué aujourd’hui c’est à cause de la détérioration des relations de travail au sein de l’équipe de modération.

… dé-té-rio-ration… re-la-tion… tra-vail…

À la suite de l’enquête interne menée par mes soins, tout porte à croire que tu en en partie responsable.

… res-pon-sable… dé-té-rio-ra-tion…

Alors je te rassure tout de suite, nous ne sommes pas ici dans le cadre d’un entretien préalable au licenciement. Considère ça comme une occasion d’échanger avec ta responsable des ressources humaines, et celle du service de modération, Emmanuelle.

… av-ver-ti-sse-ment…

C’est un échange informel hein, ne te sens pas obligé de tout noter.

Non, non, je suis plus à l’aise comme ça.

Très bien, tu en dis quoi alors ?

De quoi ?

De ta relation avec tes collègues ?

Je ne sais pas.

Est-ce que ta relation avec tes collègues s’est détériorée ces derniers temps ?

Je n’en ai pas l’impression…

Je crois que c’est à moi d’intervenir. Alors je dois commencer par dire que de mon point de vue de responsable de production, il n’y a rien à dire sur tes états de service. C’est impeccable. Pas une absence, seulement deux retards et ils ont été tous les deux justifiés. Tu as une excellente cadence, avec un taux d’erreur très bas. Par contre, comme le signalait Camille, c’est au niveau relationnel que ça pêche. Et c’est pour résoudre ce petit souci qu’on est là. Pour avoir ton point de vue à toi. Donc ta relation avec tes collègues, tu la qualifierais comment ?

Hum, de… cordiale ?

Cordiale, c’est tout ?

Oui, on se dit bonjour en début de journée, au revoir à la fin. De temps à autre, si le besoin s’en fait sentir, on se file un coup de main.

Et ?

C’est tout.

Et tu as noté des changements ces derniers temps ?

À part le fait que tout le monde se plaint des nouvelles procédures…

Non, mais ce n’est pas le sujet ! On parle de ta relation avec tes collègues, tu sais que j’ai reçu pas mal de témoignages à ce sujet ?

Ah bon ?

On dit que sur le plateau, l’ambiance est à couper au couteau.

Désolé de l’apprendre. Juste une question.

Oui ?

La ou les personnes ont dit, textuellement, « couper au couteau » ?

Je ne sais pas, quel est le lien avec le sujet ?

Ce n’est pas une expression très usitée aujourd’hui,
vu que la moyenne d’âge sur le plateau est assez basse, ça m’étonne d’autant plus, c’était un témoignage écrit ou oral ?

Ce n’est pas le sujet…

Parce qu’à l’oral, je ne vois personne sur le plateau dire comme ça spontanément
« à couper au couteau », par contre à l’écrit : oui. Ça fait très… scolaire.

S’il te plaît, ne change pas de sujet.

On parle de tension dans le plateau, tu la ressens toi ?

Oui, peut-être, depuis ces histoires sur la contrefaçon.

Je te parle des relations de travail, uniquement des relations avec tes collègues… pas du…

Pardon, je me permets
de t’interrompre Camille, mais quand je vois un cas comme ça, mon expérience me dit, et elle est longue, qu’on a affaire au syndrome du premier de la classe. Ça stresse ses collègues.

Oui, peut-être, mais le problème c’est qu’il ne fait rien pour les rassurer. Tu comprends ce que je veux dire ? Ils ne te voient pas comme un collègue, comme un membre à part entière de l’équipe. On le sait, tu les évites constamment. Tu ne partages pas grand-chose avec eux. Une conversation de temps en temps, presque pas d’échanges. Ça les met en insécurité.

Et qu’est-ce que je peux y faire ?

Essaye d’être plus proche d’eux. Qu’ils découvrent ta personnalité. Par exemple, ne parle pas avec eux uniquement du boulot.

Oui, oui, je vois.

Bah voilà ! Pourquoi ne pas boire un verre avec eux un soir, pour décompresser ? Il y a pas mal d’after qui sont organisés, tu es au courant ? Pas plus tard que la semaine dernière, ils sont allés au cinéma. Ils le font souvent, tu sais, ça serait pas mal de les accompagner un soir.

C’est une excellente idée !

Heureuse que tu comprennes aussi bien la situation.

Par contre, je les déclare comment ces heures ?

Déclarer des heures ? Quelles heures ?

Les soirées, là, les verres, le cinéma dont vous me parlez.
Je ne vais pas faire ça gratuitement ?

Très bien ça, l’humour. C’est le meilleur moyen de…

Je ne blague pas. Vos histoires de verre et de cinoche
ça va me coûter et de la thune et du temps !

Non, mais attends, on ne te dit pas de faire des heures supp’, là !

Bah si ! Ce temps que je vais passer
à boire des verres avec les collègues c’est pour qu’il y ait une meilleure ambiance au travail, donc ça en fait partie.

Je n’arrive pas à croire qu’on ait ce type de conversation, tu es sérieux ?

Et pourquoi je ne le serais pas ?

Tu ne fais quand même pas payer tes amis pour passer du temps avec eux, si ?

Ce dont on parle, là,
ça n’a rien à voir avec le cercle privé. Je me base simplement sur vos dires. C’est pour le travail que je vais consacrer un temps où je pourrai faire tout autre chose. Au final, c’est l’entreprise qui va en tirer profit, non ?

Je ne vois pas où tu veux en venir.

S’il y a une meilleure ambiance, ce sont les conditions de travail et donc
le travail en lui-même qui sera meilleur. On est d’accord?

C’est pour toi aussi ces meilleures conditions de travail.

L’ambiance, comme elle est actuellement, je n’y trouve rien à redire. Ce sont les autres qui se plaignent, je vous signale.

Pourquoi j’irais de ma poche ? Et surtout de mon temps.

Voilà, c’est ça le problème, tu crois avoir réponse à tout ! Pas étonnant qu’on se plaigne de ton comportement, hé, tes collègues ce sont des personnes, des gens, des êtres humains ! Tu fais partie d’une équipe, c’est normal de lier une relation… humaine avec eux, c’est ce qu’on appelle des soft-skills, du savoir-être !

L’ambiance au travail, ça relève du management, non ?

Pas nécessairement.

Organisez des ateliers team building, si vous pensez que c’est nécessaire. J’y assisterai
avec plaisir !

J’en conclus qu’il est impossible de discuter avec toi, Emmanuelle en est témoin… J’ai préféré te prévenir, agir en amont, je t’ai recommandé des solutions. À partir de là, je n’ai pas de temps à perdre avec tes délires. Bonne journée !

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