CIRer des pompes

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Il n’a pas disparu, le besoin de l’écrit. Matinées fraîches, en terrasse, là que ça commence — comme d’hab’. Plus de comptabilité, cette recherche d’équilibre entre le temps de travail et celui de l’écrit ; tes journées t’appartiennent. Tu peux entièrement les consacrer à l’écrit, sans te soucier de rien. Plus particulièrement quand la pression des touches, elle se fait moelleuse et que les mots, ils coulent à l’écran. Tu pousses jusqu’à l’orée de la soirée, au moment où l’on remplace les boissons chaudes par les alcoolisées et que, sur les terrasses, les travailleurs évadés succèdent à ceux que l’on appelle les privés d’emploi.

Tu te surprends à explorer le passé plus ou moins frais. Pourquoi cette appétence soudaine ? Il est peut-être temps de passer à autre chose. Ne pas se vautrer, pour une fois, dans le glauque. Ou peut-être que si, justement. Même si tu es dégagé de l’emprise immédiate du travail, que tu n’as plus à t’en décentrer, il n’en reste pas moins qu’il est toujours là, le travail. Ubiquiste et palpable, intériorisé même. Saisir dès lors l’opportunité de cet intervalle, sans travail, pour démembrer ta mémoire. Que ça défile sur l’écran-planche-à-découper : des tranches de vie. Les traiter successivement par le fil du clavier-couteau : désosser, retirer et le gras et les nerfs, tout le superflu de cette viande à souvenir :

Ça commencerait dans une salle d’attente. Pas n’importe laquelle, tu la reconnais au premier coup d’œil. Préfecture la d’Avignon. Il y a foule, tu attends avec et parmi celles et ceux qui viennent quérir le papier qui leur permettra de continuer de vivre ici. Tous et toutes, vous avez les yeux rivés à ces ruches d’écrans nichées aux coins ; aux aguets quant aux bips accompagnant le défilement des numéros : 182, 183…

Tu baisses la tête, tu serres un truc dans ta main, c’est quoi ? Un ticket, le 184. Bip. Ton tour. Tu prends tes affaires à bout de bras, le guichet C qu’on t’indique.

Se remettre dans l’instant ; sans-abris et sans-papier, tu t’es tout récemment rappelé de ton nom, à toi ; ton histoire tu ne t’en souviens alors que par bribes. Pourquoi tu es là d’ailleurs ? On t’a appelé, c’est ça ?

2 jours plus tôt, une voix au téléphone qui t’a annoncé que ta demande de régularisation avait été acceptée. Se rendre au plus vite en préfecture du Vaucluse. Tu étais loin, tu baroudais dans tu ne sais plus quelle contrée, tu as rappliqué aussi sec à Avignon. C’est ce que tu expliques au mec du guichet en lui tendant ton ticket, tout froissé par l’attente. On t’a appelé, on t’a convoqué que tu répètes. Méfiant, l’agent prend ton ticket. Direct à la poubelle :

— Impossible, on n’appelle jamais les usagers (Il te demande ton nom, ta date de naissance, tapote le clavier) par contre, votre régularisation a été acceptée. Y a une lettre qui doit partir demain pour vous en informer. Puisque vous êtes là, autant faire les choses maintenant, ça ira plus vite non ?

L’agent, il ne quitte pas son écran des yeux, il confirme ton adresse, le nom de ta mère de ton père, ça te fait bizarre de les entendre ; rien qu’une série de lettres et de syllabes, sans consistance. Le tout se conclut par un claquement de touche, entrée.

La machine derrière le plexiglas, tu ne l’avais pas remarquée jusque-là ; boîtier posé à côté de l’écran. Ça vibre ! Mais vraiment, en mode violent ; imprimante matricielle, du vintage avec ses sons stridents, un barouf d’enfer. À la suite d’une série de convulsions ça crache un papier marronnasse, l’agent l’arrache, le glisse vers toi :

— À signer. Ce récépissé, c’est juste en attendant qu’on fabrique votre carte, hein. C’est valide 6 mois(puis il sort de l’un des tiroirs du bureau un monceau de papiers recouverts d’une chemise portant les initiales CIR) et j’ai besoin de votre signature pour ça, deux exemplaires, un pour vous, un pour nous.

Tu parcours les 4 pages rédigées comme un contrat, et pour cause c’en est un ; Contrat d’Intégration Républicaine.

CIR : cirer les pompes de cette République qui a bien voulu te filer des papiers juste parce qu’apparemment tu as ce qu’on appelle «  des attaches familiales ». En gros que tu as un mari, une épouse, un ou plusieurs enfants. Encore que le billet, il ne constitue qu’un prérequis. Pour être accepté à bord, il est nécessaire de le composter. Tu montres alors patte blanche. En passer par le CIRage de pompes, et ça se matérialise comment ? En participant à une série de formations censée favoriser [ton] intégration dans la société française, société dans laquelle tu as réussi à survivre une petite décennie en n’étant même pas reconnu comme citoyen à part entière.

On fait comme si on n’avait rien vu. Sans-papier, ce n’est pas censé exister, non ? Alors ta gueule, tu la fermes et tu suis les deux formations qu’on t’a prescrites ; c’est pour ton bien ! La première pour que tu apprennes les valeurs et institutions de la République française ; l’autre, c’est pour que tu te trouves de quoi gagner ta croûte, Vivre et accéder à l’emploi en France.

À peine régularisé, tu as tiré le tiercé : famille, patrie, travail. Le combo.

Tu signes quand même, on te file alors les deux convocations. Et voilà comment on passe de sans-papier à immigré « légal ».

Le CIR sous l’aisselle, tu traînes dans les travées d’Avignon. Un bout de temps que tu n’y as pas été. Tu fais l’intra-muros surtout. Tu t’amuses comme tu peux, tu essayes de déceler les changements advenus, pas forcément les plus marquants. Du fin et du subtil, des trucs qui ne sautent pas directement aux yeux et qui fondent le jeu des 7 erreurs.

Ici, la craquelure d’une façade qui a poussé plus avant. Là, la croissance d’un arbre dont la vigueur des racines a ébranlé des dalles. Ou encore ces patchs de goudron ou de béton qu’on a appliqués sur une route ou un trottoir.

Il y a des manques aussi ; Arsim ou Samir, le clodo’ céleste, disparu pour de bon, au ciel ?

Non, on t’apprend qu’il fait maintenant partie intégrante de ce territoire ; enterré. Lui que les autorités ont toujours considéré comme n’en faisant pas partie puisque immigré illégal. La terre est moins exigeante, elle accueille sans rien demander en retour.

Si ce n’est ta chair ?

Peut-être.

Tu te poses, une terrasse, un café — des allongés que tu commandais alors. Question de moyens, faire durer le plus longtemps possible la pièce dépensée ; la quantité plutôt que le goût. L’épreuve de la préfecture passée, se poser les vraies questions : où dormir ce soir ? Pas le temps de la savourer, ta régularisation. Ça s’enchaîne. À ce sujet, penser à prévenir Lisa. Qui est Lisa ? Ta femme, ton épouse, ta compagne ; du moins d’après les papiers présentés en préfecture. Elle cristallise la fameuse attache familiale requise pour ta régularisation. Tu l’appelles. Peut-être qu’il serait possible de gratter une nuit ou deux chez elle ?

Répondeur. Elle est à l’étranger, en vacances. Ça te laisse songeur. C’est quoi ça les vacances ? Tu n’as jamais su. Pas forcément un lien avec ta condition d’alors, juste que le concept, ça ne te parle pas.

Ça te revient d’un coup, la Lisa, elle ne t’avait pas filé les clés de son appart’ ?

— En cas de problèmes, n’hésite pas à venir, aucune gêne, tu es ici comme chez toi !

Tu avais acquiescé, en n’en pensant pas moins. Pas la peine de la faire chier, Lisa. Déjà qu’elle t’avait rendu un immense service avec le mariage blanc, et pour pas un sou, sans même rien demander. Tu n’allais pas l’emmerder avec ta carcasse par-dessus le marché ?

Là, c’est une autre histoire. Absente, ça serait l’occasion de se mettre à l’abri pour quelques jours. Profiter d’un intérieur avec tout le confort moderne. Du coup, les clés, tu espères que tu ne les as pas pommées lors de ces années d’errance.

Tu enfonces ta main dans le sac, slalomes entre vêtements, crayons, gommes, paquets de mouchoirs en papier, deux-trois briquets de secours – le principal ne quitte jamais ta poche. Ta main atteint le fond du sac, tu sens la doublure rigide ; un contact, matière froide et formes vaguement contondantes, non pas un cul-de-sac, mais une issue.

Un abri à toi, pour toi. Quelles que soient les circonstances de cette journée ou de ce mois d’août, il y aura ce moment et ce lieu, sur le palier, au pas de la porte, ça s’ouvrira, ça se refermera.

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