Rien de gratuit ? au prix du nihilisme

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Si c’est gratuit, c’est vous le produit — La sentence ne manque pas de piquant. Dans un monde où les existences sont tissées au cœur de l’appareil économique, là où les rapports de production s’imposent de manière invisible, mais implacable. Quand l’interaction ne requiert pas de vous ce must have qu’est l’argent, la question de la nature de la contrepartie doit nécessairement affleurer. On n’a jamais rien sans rien, pas vrai ?

Les femmes ou les personnes assignées en tant que telles en ont toujours fait les frais. À leur égard les petits gestes du quotidien, les plus anodins — tenir une porte, ramasser un objet tombé par terre — ont été enveloppés dans ce paquet puant que l’on nomme galanterie. Nombre d’interactions, dans la rue comme au travail, sont engrossées du soupçon (légitime) de la culture de la drague. Peu de choses sont gratuites à l’égard de celles qu’on a assignées au rang de produit.

Les lieux de divertissement que sont les boîtes de nuit ou les sites de rencontres — équivalents « amoureux » des boîtes d’intérim’ — cristallisent cet état de fait en opérant une distinction genrée du prix d’accès à leurs services ; les femmes disposant de prix avantageux quand ils ne sont pas tout simplement annulés. Par ce « geste » commercial est actée l’assimilation des personnes assignées comme femmes à des produits, converties en marchandises et intégrées en amont dans l’équation commerciale. Leur valeur d’échange est fixée par la structure même du marché, on sait bien que des hommes ne sont prêts à faire chauffer la carte de crédit uniquement dans la mesure où ils pourront disposer de proies disponibles en ces enclos privatifs.

En ces circonstances marchandes, de son portefeuille ou de sa personne : il faut payer — l’un n’allant jamais sans l’autre.

La mécanique est éprouvée, assez largement répercutée dans le web 2.0, payer de sa personne, de son attention — in fine de sa carte bancaire — business model devenu si banal qu’il n’est plus nécessaire de s’y attarder. Notons au passage que c’est bien par ce biais qu’a été popularisée la formule qui nous intéresse ici — Si c’est gratuit, c’est vous le produit.

Aussi vérifiable et séduisante qu’elle soit, avec ses accents dénonciateurs, il n’en demeure pas moins qu’elle souffre des défauts de tout aphorisme ; absence de nuance, mais surtout de contexte. Par sa tonalité qui se veut tranchante et radicale, elle traduit cette volonté farouche de se compter parmi celles et ceux à qui on ne la fait pas ; les extra-lucides qui pensent évoluer au-dessus de la mêlée. On a bien retenu la leçon du principe de l’échange qui préside à cette organisation sociale, tout ce qui pourrait y contrevenir est immédiatement frappé du sceau du soupçon. Le moindre service rendu est dès lors comptabilisé sur quelque tableau mental, il faudra rendre au plus vite la pareille. Donnant, donnant.

Et celles et ceux qui s’emparent de la formule et la brandissent fièrement, croyant voir clair dans le jeu marchand, finissent par devenir les ultimes relais de la logique qu’ils dénoncent — mais qu’y a-t-il de plus gratifiant que de croire qu’on a percé à jour le mécanisme de sa propre soumission ?

Le nihilisme, qui découle de cette prise de conscience tronquée, n’est qu’une nouvelle forme de confort bourgeois.Tout se nivelle, tout devient équivalent sous le joug de l’échange marchand, rien n’échappe à la nécessité de la transaction. Le piège se referme, et rien n’échappe dès lors à la loi du marché. Ce que ce nihilisme ignore, c’est que, ce faisant, il sert à légitimer le capitalisme en prétendant que rien n’est possible en dehors de lui.Nouvelle couche ajoutée à la structure marchande, forme d’aveuglement face à une résistance certes minime, mais concrète qui pourrait fissurer l’aspiration totalitaire marchande. Rien n’est gratuit. N’est-ce pas en somme ce que répètent inlassablement intellectuels bourgeois et économistes de tous poils et qu’ils inculquent à la masse ?

Certes, il peut sembler naïf de croire en la persistance d’espaces de gratuité dans une économie totalisante ; l’idée même de gratuité a été récupérée. Devenue produit d’appel, niche commerciale permettant de maintenir les individus captifs. Ce qui se trouve le plus souvent offert, c’est avant toute chose la dépendance. La gratuité n’est plus une échappatoire, mais un bien un maillon dans la mécanique du marché.

Pour autant des enclaves parviennent à survivre. Pour les percevoir, il suffit le plus souvent de les débarrasser de la gangue de concepts anesthésiants qui les recouvre : charité, générosité, voire bonté d’âme, grandeur de cœur…et j’en passe. On verrait alors des être humains agissant, non forcément pour un hypothétique bien commun ou non dans une perspective de gratuité absolue, ils ne sont pas à appréhender seulement comme des actes de résistances, ils sont aussi mécanismes d’adaptation. Elles constituent en cela, la négation du capitalisme et sa validation. Il ne peut exister du gratuit que dans la mesure où son pendant, le payant, subsiste. En cela les gratuités ne constituent pas une solution, mais un refuge.

Des gestes et des espaces de solidarité — et donc de gratuité — persistent malgré tout, physiques ou hébergés sur quelque serveur, ils sont là, un peu partout, invisibilisés ; exclus de par leur nature même de la sphère marchande qui préside à nos existences, elles nous deviennent de moins en moins perceptibles. Sans cesse contre-balancées par nos esprits devenus des calculatrices ratiocineuses, soupesant implacablement chaque interaction. La méchanceté et la vilénie même n’y échappent pas. Qu’on le regrette ou non, le mauvais a perdu de sa spontanéité.

Les gratuités sont pourtant choses précieuses sous le soleil du capital, il est nécessaire de les appréhender comme autant de zones à défendre, toutes nichées dans l’ombre d’un système qui tente de marchandiser les moindres recoins de nos existences.

Néanmoins, il ne s’agit pas de croire aveuglément à l’existence d’une gratuité absolue. Même ces gestes et espaces de solidarité, bien que précieux, se trouvent inévitablement affectés par les logiques d’échange qui gouvernent nos existences. Ils ne peuvent totalement y échapper, mais leur véritable force réside dans leur capacité à coexister avec ces logiques tout en les contrecarrant. Cette tension, loin d’annuler leur valeur, fait justement de ces gestes un acte de résistance. Leur existence même demeure subversive dans un monde où tout, même l’entraide, tend à devenir marchandise. Ce sont précisément ces poches de gratuité, imparfaites et vulnérables, qui rappellent que le capitalisme, malgré son apparence totalisante, ne peut marchandiser chaque recoin de nos vies. Le maintient de ces enclaves comme des lieux où le marché trébuche, où la logique marchande à défaut de s’évanouir, s’affadit.

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