Alternatives solidaires

Temps de lecture

7 minutes

par

Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Pour le travail, faudra repasser. Pas de ça ici, dans ces poches de résistance au cadre établi. Îlots de solidarité pour celles et ceux qui auront décidé de s’en sortir collectivement. Ne plus travailler ou alors qu’en cas d’extrême nécessité. Renoncer à la consommation et, dans la mesure du possible, au circuit marchand. Faire dans la débrouille, la rafistole, se passer en gros de l’argent.

Ne surtout pas s’imaginer que c’est une sinécure. Ça ne va pas de soi de se sortir les doigts du capitalisme. Pas non plus en les claquant que tu romps avec les schèmes de la domination.

Ni une révolution ni le Grand Soir rien qu’une toute petite soirée de schlags.

D’un espace de solidarité à l’autre. Deux ou trois mois ici, une poignée de semaines là. Toujours de passage. Tu mets à disposition tes maigres compétences. Participant même parfois aux cagnottes nécessaires à la survie du lieu. Payer les factures d’électricité et d’eau, parce qu’évidemment on ne roule pas sur l’or. Des plans foireux, de la précarité à en revendre.

Pour que cette bulle et ce monde parallèle, ils tiennent. Charbonner comme pas possible. Donner de soi. Il y a de quoi faire un peu partout, un peu tout le temps. Ne pas lésiner sur l’huile, et pas que de coudes. Tout anticiper ou le plus possible. S’y prendre en amont, planifier collectivement ce qui devra être fait, et comment, et pourquoi.

Les latrines, qui va s’en occuper, hein ? Y aller gaiement avec l’éponge, la brosse et la serpillière, et que ça frotte et que ça mousse. Pas obligé que ça reluise non plus. Juste assez pour qu’on y ailler pas reculons, aux chiottes.

Oui, c’est de la corvée, pénible pour sûr. Mais quand tu y seras, dans ces chiottes, à les cleaner, dis-toi que ce n’est pas pour un patron à la con que tu le feras. Pas pour engrosser du capital et qu’on te file un salaire qui partira dans le loyer, la bouffe et deux-trois conneries.

Si tu te mets à genoux devant la cuvette, que tu la récures, c’est pour contrecarrer, à ta petite échelle, à ta petite mesure, et en actes surtout, le capitalisme.

Ça ne vous empêche pas de râler, c’est sûr. De faire la traque aux mecs qui en mettent partout, eux qui continuent à pisser debout malgré le règlement intérieur. Inévitablement, ça déclenche les mêmes discussions, et pourquoi on ne nettoierait pas les chiottes après y être passé ? Plus simple et plus pratique comme ça.

Vous aurez essayé, ça n’aura jamais pris. Cette odeur âcre qu’il y aura. Du coup, vous opterez pour un roulement, une équipe par semaine qui s’occuperait des toilettes, chacun son tour. Dans le lot, il y aura ceux qui continueront à pisser debout. Peut-être qu’à la longue, à mettre le nez dans leur pisse, ils comprendront enfin ce que ça implique.

Quoi ? Qu’est-ce qui te gêne ? Tu ne trouves ça pas glamour de parler de chiottes ? Pas révolutionnaire ? Pas assez subversif à ton goût ? Et pourtant c’est de là que tout devrait partir, commencer par apprendre à nettoyer sa propre merde, c’est la base, non ?

Après oui, tu as raison. Ce n’est pas qu’une question de latrines. Il faut aussi de quoi les remplir. Pour ça, il y aura le roulement en cuisines. Former, des mois à l’avance, ces équipes hebdomadaires chargées de faire la tambouille. Les constituer selon le précepte : qui blaire ou ne pas blaire qui. Parce que passer des heures à plusieurs dans une étuve, à laver, éplucher ou écosser, trancher en dès ou en rondelles, variant les cuissons, du mijotage aux poêlages, touillant sans relâche quelque gruau informe ; ça peut vite partir en vrille, et sévère.

Ça ne va pas de soi de nourrir, comme ça, des dizaines de personnes. De suivre les consignes, du ou de la référent·e cuisine, rarement énoncées avec la plus grande des délicatesses. Parer à toute éventualité alors, en jouant sur les affinités et autres dynamiques de groupe.

À organiser, il y aura aussi tout ce qui concernera, de près ou de loin, l’entretien et la réparation des bâtiments : maçonnerie, électricité, plomberie et tout ce qui s’en suit. Prévoir le tout, faire le tri entre les chantiers urgents et ceux qui peuvent attendre.

Dans certains de ces espaces de solidarité, tu auras aussi des potagers, des serres ou même des parcelles cultivables. Donner du serfouette alors, virer les plantes soi-disant mauvaises, veiller à l’arrosage, la cueillette. À cet effet, trouver des moyens et des procédures pour que n’importe quel résident puisse se charger de tout ça. Même celles et ceux habitués qui n’ont de leur existence jamais croisé un plant de tomates. Chaque espace développera des méthodes qui lui seront propres ; tu auras comme ça, dans le petit réduit où on stockera les outils, des fiches placardées, elles t’expliqueront par le menu comment s’y prendre. En cas de doute, ne pas hésiter à demander.

Certains espaces disposeront d’activités plus spécifiques. Le Casse-Dalle par exemple, fruit de l’occupation d’une ancienne école qui devait être transformée en « pôle commercial attractif » — mais ça, c’était avant que la peste de La Grande démission (et de tout ce qui s’en suivra) ne survienne. Au Casse-Dalle donc, on créera un atelier de réparation électronique. S’y empileront des amas d’appareils à dépiauter. Récupération de tout ce qui pourrait utile. Examiner, évaluer ce qui peut être remis en état de marche. S’il ne sera pas nécessaire d’aller choper une pièce ici ou là, et si bien sûr c’est rentable. Dans le cas contraire, on se résignera à mettre le tout au rebut. Entre ablation d’organe et soins ; de la chirurgie électronique.

Au gré des espaces de solidarité, tu en assisteras à des assemblées générales. Malgré leurs singularités et donc leurs différences, reviendra invariablement la question de la coercition.

Que faire quand un·e ou plusieurs résident·e·s ou une personne de passage refusent de mettre la main à la pâte ? Ne participant alors à aucune tâche, se contentant de vivre là, manger, profiter du nécessaire sans contrepartie aucune.

Que faire dès lors ?

Se contenter de virer l’élément récalcitrant manu militari ? Le laisser ? Au risque d’engendrer frustrations et tensions au sein dans la vie collective ?

Et la justice dans tout ça ? Comment s’y prendre en cas de violences — verbales ou physiques. Comment gérer les conflits les plus graves ? Appeler la police ? S’en remettre à la justice Étatique ? En un mot comme en cent, comment rendre justice ? Adopter un système de sanctions ? Si oui, lesquelles ?

Pas de réponses uniformes à ce sujet. Ça variera en fonction du lieu, des personnes qui le composeront. Il y aura ceux qui pratiqueront couramment l’exclusion — temporaire ou définitive — d’autres, considéreront le bannissement comme une punition à proscrire. Ainsi tenteront-ils d’instaurer un système qui leur serait propre. Gérant les conflits dans et par la parole, l’échange, s’inspirant vaguement de la justice réparatrice.

Tu assisteras à tout ça avec une fascination certaine, toi dont les journées n’auront pas changé d’un iota. Qu’importe l’espace où tu t’établiras, même temporairement, qu’importe les tâches qui t’y seront assignées, il y aura encore et toujours ces matinées consacrées à l’écriture, à l’enchaînement de mots et de phrases à l’écran. À ceci près que le travail ne tiendra plus une place centrale dans l’acte scriptural. Plus aucun besoin de s’en détacher ni d’explorer son influence sur ta manière d’être. Plus de travail, dans ton existence, ou si marginal. Des contrats ponctuels, un mois tout au plus. De quoi chiper un billet en vue de poursuivre la route. Non, les pages écrites, au jour le jour, se tourneront vers cet avenir aussi hypothétique qu’improbable.

Publié le

modifié le

dans

Alternatives solidaires