Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
La condition de sans — papiers et abri — tu l’auras laissée derrière toi. Dans les plis de ce portefeuille — fruit d’un larcin chez l’un de tes anciens employeurs — y sera glissé ce rectangle plastique qui cristallisera ton statut de résident algérien. Ton nom y sera inscrit. Il portera la photographie de l’un de tes anciens « toi ». Il y aura ton adresse aussi. Elle ne correspondra pas à la localisation du toit sous lequel tu vivras.
Ils se seront enchaînés à un rythme soutenu les lieux de vie. De ces déménagements continuels, tu auras gardé une ribambelle de clés. Témoins de ton passage ici ou là. L’une après l’autre, tu les auras portées comme un talisman au pouvoir singulier : transmuer le sens de l’orage, du hurlement du vent ou même des sons granuleux de la pluie. Les clefs te diront que ces menaces n’ont aucune prise sur toi. À l’abri que tu seras, en sûreté même. Il y a un lieu, à toi et pour toi.
Immigré, Algérien, travailleur précaire ; le mauvais combo, à une éternité de plans foireux que tu aurais été condamné si ce n’était cette connaissance par le biais de laquelle tu auras pu décrocher un studio en région parisienne.
Il y aura eu dès lors de quoi (re)bâtir un cadre, des habitudes, une routine. Un boulot — la base de tout — le loyer — à payer bien sûr — un espace donc, aménagé par tes soins et à ta sauce. Avec tout plein de possessions, d’appareils plus ou moins (f)utiles ; électroménager et tout le toutim.
Il y aura des voisins, des proches, des connaissances en compagnie de qui passer des moments à l’ombre du travail, soirées ou week-end. Il y aura le divertissement, aussi. Les heures écoulées devant l’écran ; à défaut de psychotropes, se défoncer le cerveau comme on peut.
Voilà comment tu tiendras la distance de cette existence, nouvelle pour toi. Tu suivras même une psychothérapie ou une psychanalyse — plus chic non ? — afin de lever les traumas dont tu porteras encore le poids.
La vie normée, en somme. Ne manquera au tableau que le compagnon ou la compagne, l’animal domestique ? Un enfant peut-être ?
Mise à distance de l’errance, ce temps où tu ne manquais de rien, ni de faim ni de douleurs. Cette quête que tu auras menée pour t’en sortir, comme on dit, à quelle fin ? Alors oui, tu pourras jeter un œil derrière l’épaule. Proclamer fièrement : que de chemin parcouru ! Depuis l’Algérie, les misères de ta naissance, de ton enfance et tout ce qui s’en est suivi de l’autre côté de la Méditerranée. Pour quelle issue ? Il serait donc là, le dénouement ?
Tandis que d’autres, milliers, millions potentiels « toi » en passeront par le fil des épreuves que tu auras connues, ou sûrement bien pires que les tiennes, toi, tu accéderas au cadre de vie établi. Tu t’inséreras dans cette boucle qui te préexiste. Tu te trouveras alors du bon côté de la frontière. Comme tout un chacun tu la feras tourner, la roue, perpétuant le cycle.
Assimilation intégrale au modèle imposé. Se laisser porter par ses courants et ses vents. Faire carrière. Penser les rapports de force au niveau individuel. Batailles d’égo et de clans. Faire son trou dans une entreprise, une institution, devenir l’un de ses membres les plus productifs, avec des mentors et de dignes prédécesseurs qu’on citerait en exemple et dont on cirerait les pompes tout en convoitant, frileusement, la place. Jouer le jeu imposé. Calculer pour sa gueule ; aveugle à tout ce qui ne recouperait ni de près ni de loin le personnel intérêt.
Tu auras essayé. Échoué. Impossible de faire comme si. Au fond tu aurais préféré qu’il y ait du choix là-dedans. Que tu balayes tout ça d’un revers de main. La réalité sera toute autre, tu ne pourras pas faire autrement. Où que s’arrête ton regard, aussi loin qu’il porte, un horizon unique : l’exploitation et la domination. Subies ou exercées, ça importe peu, elles présideront à tout rapport, omniprésentes.
Oubliée, la carrière. Tu oscilleras entre les contrats, les expériences précaires et les bouffées d’oxygènes permises par le chômage. Ces dernières se raréfieront au fil des années. On n’aura cessé d’en compliquer les conditions d’accès tout en réduisant le montant des allocations.
Difficile alors de poursuivre ce jonglage auquel tu te seras accoutumé. Alternance de périodes de travail, soumises au marché, et de celles où tu fais dans l’utile.
L’ordre social te rattrapera par le col ; toujours sur la brèche, poursuivre l’embauche sans relâche, d’un boulot précaire à l’autre :
… professeur de français, ici, veiller sur la progéniture pour que les parents aillent se faire exploiter l’esprit tranquille. Préparer et former ses marmots à leur devenir, chair à travail. Rédacteur web, là, forçat du clavier, soumettant alors cette écriture, qui ne sera pas la tienne, aux exigences du SEO. Pas de paragraphe dépassant les 150 mots, les parsemer de mots-clés, veiller au maillage interne, et surtout faire dans le catchy, le buzz et le fun. Pour le clic qu’on enfile les mots, la vente d’espaces publicitaires. Il y aura aussi les remplacements en tant que bibliothécaire, toucher au plus près ce que le public lit. Faire des animations toutes ludiques et accessibles. Amener le public à la lecture, quelle qu’elle soit. Pas si loin de ce que tu feras, lors de ces piges de libraire, tu en scanneras des codes barres, rien que des daubes ! Tout ce qui aura le vent en poupe. Porté par la tendance du moment. Il ne s’agira pas tant de faire lire que de vendre, du papier. Et ainsi de suite, pour tout un ensemble de boulots.
Avec l’écrit au centre de tout, la chandelle brûlée, par les deux bouts.
À ce rythme-là, il vaudra mieux se trouver un p’tit job pépère, sans enjeux. S’y couler, bercé par la routine de sa monotonie. Vie double. Celle du salariat, jours faits de la même matière. Le boulot alimentaire, mon gars, qui devra te coûter le minimum d’énergie. Juste de quoi entretenir la roue des dépenses nécessaires et ainsi porter ta vie, la vraie, celle que tu mènes dans et par l’écrit.
À cet effet, tu auras besoin d’une planque. Un job dans l’administration, te trouver un service obscur. Le truc étant d’y demeurer le plus longtemps possible, jouer au demeuré. Chiller un maximum sans qu’on ne remarque ta carcasse. Pas d’ambition ni d’aspiration aucune, si ce n’est celle de l’écrit. Un plan de survie comme un autre.
Côté exécution, ça ne sera pas la même. Jamais tu ne supporteras l’ennui intégral inhérent à ce type d’approche. L’apesanteur des relations sociales à entretenir au jour le jour. Les blagues de bureau. Les teambuildings. Les caresses subreptices aux supérieurs et ce gâchis intégral de temps et d’efforts. En un mot comme en cent ; le travail.
Les petits contrats de rien, de courte durée, tu n’en bougeras pas. Au fil des embauches et débauches il y aura ces multiples voix qui te susurreront à l’oreille : cette écriture que tu tiens depuis maintenant plus d’une décennie, il y aurait de quoi l’exploiter, non ? Potentiel de profitabilité. Tu as tellement, écrit, dés-écrit, ré-écrit, ça serait jouable, non ?
Pondre un truc bien plan-plan, l’envoyer à un éditeur, et pourquoi pas une agence ?
Invisibles à tes yeux auparavant, tu distingueras, là, qui s’étalent dans les boyaux du métro, ceux qui palpent. Ils en touchent du fric, et pas qu’un peu, ce sont elles et eux, les vrai·e·s écrivain·e·s ! Ça s’emmerde sûrement pas dans des jobs alimentaires.
Dans les rames, te menant d’un boulot à l’autre, tu les évacueras ces voix. Tu te réfugieras dans le rectangle de l’écran tactile. D’autres écrivain·e·s y germeront, à longueur d’inconsistantes publications, likées, partagées commentées, adulées. Elles et eux qui auront su s’adapter aux demandes et à ce que requérait le marché des réseaux.
Tu y penseras aussi, à faire comme elles et eux, des comptes sur les réseaux. Se lancer ! On est dans l’air du 2.0. Fini l’écrivain enfermé, triturant anxieusement ses phrases, si ce mythe n’a jamais existé. L’apôtre de ces affres de l’écriture n’avait-il pas vainement, tenté comme les autres de s’en mettre plein les fouilles ? Ces histoires d’orfèvrerie de l’écrit, un pis-aller, un truc de ratés, pas vrai ?
Question politique avant toute chose. Cette activité à laquelle tu tiens, par la grâce de laquelle tu maintiens la tête hors de l’eau, que ça reste hors du circuit marchand. Sinon, en travail que ça se transformera. Elle se videra à l’instant de tout contenu personnel.
Ce n’est pas simplement toi et ton fameux écrit qui en souffrez, tout y passe. Prends ce menuisier, un passionné, qui sent le bois, ne fait qu’un avec. Inséré dans le cadre marchand, finie la fantaisie. Il ne produira certainement pas des objets, disons des chaises ou tables selon les usages, les besoins réels de celles et ceux qui vont les utiliser. Non, pour survivre dans et par son activité, il devra s’adapter aux standards édictés par le marché. La singularité de son activité immédiatement sera évacuée.
S’en accommoder. Changer de perspective. Non pas produire pour le marché, en se conformant à ses exigences, mais produire dans le marché. Inconcevable d’y échapper dans les conditions actuelles de toute façon. En tentant malgré tout de s’écarter du divertissement bête, du clientélisme politique et du sérieux littéraire. Demeurer écrivain.
C’est bien beau tout, mais ça ne répond pas du tout à la question initiale ; que faire ?
À défaut de valise, faire le sac. Tout tu quitteras ; le studio, les boulots et les connaissances. La route à reprendre. L’errance, la vraie cette fois, sans visée, avec l’écrit comme seul horizon. Renoncement intégral qui t’en fera parcourir des paysages. Te parviendront alors les échos de ces révoltes qui suivront La Grande démission, tu en croiseras les pas, elles prendront pour toi les accents d’une fantastique rémission.