Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
7 heures. Fin officielle de ton service. En vrai, ça ne se passe jamais vraiment comme ça. Jamais dehors à 7 heures. Non. L’achèvement de ton shift, comme ils disent, dépend avant tout de l’un·e de tes collègues. Il ou elle dont la journée de travail débute au ment même où tu es censé finir. Donc même si tout glisse, que le ou la réceptionniste de jour n’a essuyé ni problème de transport ni panne de réveil, tu as toujours cette dizaine de minutes gâchée. Intervalle pendant laquelle l’autre se prépare, recompte la caisse alors que toi tu la briefes au sujet de tel ou tel client, d’un quelconque évènement advenu au cours de la nuit.
Même si la réceptionniste qui te relaie, Karima, elle est nickel. Sensible à la cause de ceux qui travaillent la nuit, elle est d’une ponctualité sans failles. Elle s’arrange même pour se pointer avant sa prise de poste. Ta nuit de boulot, tu ne l’achèves qu’à 7 heures et des poussières. Autant de poussières qui s’amassent comme ça, qui font des tas au fil des jours, ça donne des heures au final qui partent en fumée.
Une fois sorti, tu la savoures, ta libération quotidienne. Prendre le temps de traîner du côté de Roissy-en-France. À cause des complexes hôteliers, de leurs enseignes qui bouffent l’horizon, ça fait village en toc. Une transition nécessaire entre la claustration du travail et celle, à venir, des transports. L’occasion aussi de grappiller une petite heure à cette journée que tu passeras dehors, dérobant des bouts de sommeil dans la mosaïque urbaine.
Ça, c’est pour les habitudes que tu auras développées avant que tu ne perçoives ton salaire. Ce dernier t’aura permis de dégotter une piaule. Pas le grand luxe. Un peu moins d’une vingtaine de mètres carrés dans un pavillon minable, à Noisy-Le-Sec. L’essentiel n’est pas là. Maintenant que tu as cet endroit rien que pour toi où te poser. Fini de flâner, c’est la course à la sortie du taf. Navette de 7 heures 22 à choper. Traverser ensuite l’aéroport pour enchaîner avec le RER B de 7 heures 45.
On y est alors, dans les transports. Nouveauté dans ton rapport au travail. On a déniché une place dans l’une des rames qui se rempliront au gré du défilement des stations. Il suffit d’écrire ou de lire, de penser a fortiori :gare de banlieue pour y voir gris. Tableau monochrome, du ciel jusqu’aux voies, en passant par les bâtiments à l’entour.
Ce moment si singulier du transport. On n’est pas simplement transporté d’un endroit à un autre. Assis sur la banquette, debout accroché aux rambardes et barres de maintien. On est littéralement transporté dans la suspension de ce mouvement statique.
En s’éloignant de cette chose qu’on nomme communément, parfois affectueusement, le « chez soi » ; se rapprochant alors du site d’exploitation, une tout autre manière d’être émerge. Un « nous » différent, déjà pris dans les rets du travail. Il ne cessera de s’épaissir à mesure que (l’on) se rapproche de l’échéance. Cette durée et ce lieu qui nous transforment en un agent parmi d’autres, interchangeable.
La législation et les assurances prennent en compte cette peine du transport. Il est tout à fait possible d’y déclarer un accident de travail. Quoi de plus normal ? Elle est nécessaire en vue de l’effectuation des tâches. Pourtant, aucune rétribution monétaire ne vient la compenser. Vous avez dit paradoxe ?
Alors on s’occupe comme on peut, on tente du moins. Faire diversion par rapport à ce qui va suivre. Casque rivé aux oreilles. Les yeux aimantés à l’écran. On suit distraitement les lignes d’un livre.
On s’en tenant à la première impression, on considère que c’est du temps pour soi, sorti de l’emploi. Mais si on n’avait pas été travailleur ou travailleuse, aurait-on choisi d’écouter, de lire ou de regarder ces productions-là ?
Les diversions fonctionnent plus ou moins, du temps perdu parce que, au fond, on sait ce qui nous attend au bout du tunnel.
Le gris de la gare, le soulagement de la journée achevée, les activités qui s’en suivront, pas si libres qu’on le croit, suscitées le plus souvent par la journée de travail écoulée et le désir d’oubli.
S’ouvre la question du temps libre — un mythe. À quoi consacrons-nous ce dernier ? N’est-il pas déterminé par la centralité du travail ?