Pixel paranoïa

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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

La molette de la souris a changé de fonction. Avant ça servait à faire défiler les annonces, maintenant, tu la fais rouler, ta molette, tout en enfonçant la touche contrôle. Tu agrandis au max’ ces photos au cadrage et à l’éclairage douteux. Certes, ça ne débouchera que sur un dégueulis de carrés colorés, mais tu le fais quand même. Ainsi, tu enchaîneras les agrandissements et les rétrécissements, superposant mentalement les images. À quoi correspondent ces amas de pixels verdâtres, et celui-là à la teinte orangée ?

Ça te fait marrer. Tu penses aux séries américaines à la con, genre Les experts, où une gentille barre horizontale, sortie de nulle part, transforme progressivement des images toutes pixelisées en un truc super net et propre, et que c’est même comme ça que les gentils flics, ils arrivent à coffrer le méchant.

Sur le plateau, vous n’avez pas de ces trucs supers chiadés — est-ce que ça existe seulement ? Procédé scénaristique éprouvé : un personnage au look déjanté qui, rien qu’en tapotant son clavier, parvient à ouvrir les portes et déjouer les systèmes de sécurité. Le paroxysme de ce délire ? Un jeu vidéo, Cyberpunk 2077. La figure du hacker y devient l’équivalent du sorcier dans les jeux de rôle classiques. Forcément, tout ce qu’on ne comprend pas, on l’assimile à de la magie.

Bref, tu zoomes et tu rezoomes sur des sacs, des chaussures, des vêtements, et tu te demandes : ce produit est-ce un original ? Comprendre : un produit manufacturé par la marque mentionnée dans le texte de l’annonce. Et même si c’était le cas, n’avons-nous pas constamment affaire à des imitations ? Des productions en série ?

In fine, ce qui est réel, c’est l’idée du produit, l’imaginaire qui y est enclos, transmis aux consommateurs par le biais de tout un appareil symbolique ; la publicité. Partant de ce principe, ne serait-il pas plus cohérent de refuser également les marchandises produites par la marque elle-même ? À leur façon, elles sont contrefaites. Contrairement à ce que suggèrent les publicités, cette paire de chaussures ne va pas te transporter dans les airs ; cette chemise, elle n’aimantera aucune meuf.

On pourrait voir les choses autrement en se plaçant du côté de certains individus qui s’en foutent pas mal de l’origine du produit. Si c’est de la marque ou pas. Eux, ce qu’ils veulent avant tout, c’est un accessoire qui servirait à transporter leur camelote quand ils sortent de chez eux, un truc où qu’ils pourraient enfiler leurs panards histoire de marcher peinards.

Ne sachant finalement quoi en penser, tu valides et tu passes à l’annonce suivante jusqu’à ta première pause, celle de 17 heures. 15 minutes : les équipes du matin et de l’après-midi s’y rencontrent, échangent au pied du bâtiment. Tendues en ce moment, les conversations. Ça ne parle plus que de boulot :

— Moi ? Je ne me casse même plus la tête, je fais du am stram gram… — Mais ce n’est pas sérieux ? — Qu’est-ce que tu veux ? Je n’y vois rien dans leurs putains de photos ! — Oui, mais il y a des procédures… — Moi je fais pareil qu’elle, on y voit rien et les sup’s ils ne veulent rien entendre… — Quoi ? Tu ne vas pas me dire sérieusement que tu arrives à y voir ? — Non, mais j’essaye de faire au mieux… — Continue comme ça et c’est ta prime qui va y passer… — Ça peut aller vite hein, on va te dire que ta cadence est basse et après les emmerdes commenceront… — De toute manière la cadence de tout le monde a baissé… — Sauf un ! — Ah bon, c’est qui ? — À ton avis ? — Ah non, pas lui !

C’est qui lui ? Bah c’est toi, toi qui fumes ton clope. Ayant pris soin, comme d’habitude, de te mettre à bonne distance d’elles et d’eux. Le casque rivé sur les oreilles, pour plus de sureté et d’étanchéité vis-à-vis de ce monde extérieur.

— Il nous fout toujours dans la merde, lui… — Comment il fait pour qu’elle ne baisse pas sa cadence ? — Ça vient d’où le am stram gram, à ton avis ? — Tu crois qu’il ferait ça, le monsieur parfait ? — Je ne vois pas d’autre explication… — Vous êtes sûrs ? Parce que c’est grave quand même. — Bah tu sais le genre de mec que c’est, il ne parle à personne… — Mais vous l’avez vu faire ? — Je ne vais pas le stalker, j’ai autre chose à foutre… — Non, mais… — Chhuut, il vient vers nous… — T’inquiète, il n’entend rien, il écoute sa musique à fond… — Attends, j’y vais… — Où ? — Lui demander !

— Hé… salut… — Il ne t’entend pas… — Comment je fais ? — Je ne sais pas moi, tapote-lui l’épaule… — Hé… ho, attends… — C’est qu’il marche vite en plus ce bâtard ! — Ah voilà, elle a réussi à le choper… — Tu crois qu’il va la calculer ? — Il n’est pas si méchant qu’il en a l’air… — Chut… il enlève son casque.

— Salut… — Ça va ? — Oui, oui, si on veut… on parlait entre nous, rapport aux cadences et tout, et je voulais te demander, si la tienne a baissé depuis qu’on a commencé avec ces conneries de contrefaçon ? — Un tout petit peu… — Juste un tout petit peu ? — J’en fais en moyenne 5 de moins par heure… — Cinq ? C’est tout ? Du coup, tu ne te prends pas trop la tête avec les trucs de contrefaçon, c’est ça ? — J’essaye, mais je ne fais pas de miracles, on n’y voit rien dans leur bouillie de pixels… — Du coup tu t’en fous et tu passes à autre chose, c’est ça ? — Je fais au mieux, enfin j’essaye… y a que ça à foutre de toute façon. — Et comment ça se fait que ta cadence, elle ne baisse pas ? — C’est juste que je mets la max’ sur le reste des annonces… — Comment ça la max’ ? — Je fais tout au clavier… — C’est possible ça ? — … — Et même le zoom sur les photos ? — Oui, avec contrôle et +, tu l’as ton zoom… — Ah ouais ! — Je peux te montrer si tu veux… — Non, non ça ira, ça ira, moi j’ai terminé… — Demain, peut-être ? — Oui, c’est ça, demain…

— ‘tain il me fout les jetons ce mec… — Tu t’en es bien sortie quand même… — Tu le crois du coup ? — Je ne sais pas… — Je suis sûre qu’il a trouvé un truc pour les contrefaçons et qu’il ne veut pas nous le dire… — Tu crois ? — C’est un geek ! — Et ? — Il a une astuce et il se la garde pour lui tout seul… — Pourquoi il ferait ça ? — Bah pour briller, prouver à tout le monde et aux sup’s qu’il n’a besoin de personne, que c’est le meilleur.

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