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Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.

Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !

Pour l’écrit, faudra repasser. Pas le temps ici, surtout pas depuis que le CV, bourré d’expériences fictives, et que la lettre de motivation, disant tout l’attrait que constituent les tâches rébarbatives, ont été envoyés. Sur deux entretiens que ça débouchera, collectif puis individuel, à l’issue desquels il y aura embauche. S’enchaîneront alors les après-midis et les soirées au cinquième étage de ce building fluide et massif ; pas tout à fait La Défense, son extension.

À partir du quartier d’affaires, choper le tram, pas n’importe lequel, sûrement pas celui que tu prends dans ta banlieue pourrie. Celui qui tangue, secoue, chemine sur le béton nu ou les gravats.

Ici, tu es dans l’envers de la banlieue-dortoir. Espace dédié à la croissance, l’emploi et le travail ; production de la (sur)valeur. On t’enveloppe ça dans un bel écrin urbain. Tram adéquatement équipé : clim, prises USB et tout le toutim. Ça glisse sur de la verdure, des kilomètres de gazon entretenus pour faire tapis vert. Ce sont des attentions de ce genre qui te font comprendre que les existences, une fois sorties du cadre productif, elles n’ont pas la même valeur.

Pas d’écrit donc dans ce building, parce que vampirisé, tout ton être plaqué à l’écran. Du rythme avant toute chose, ou plutôt de la cadence ; bombarder, charbonner comme disent ceux qu’on a dispatchés dans les quatre coins de l’open space. Vous êtes employé·e·s. Tu es employé à exécuter des tâches fixées par contrat : lu & approuvé, signé. L’écriture ne fait pas partie du cahier des charges. Temps, gestes et efforts ne t’appartiennent plus, ils sont détachés de toute utilité immédiate. À quoi ça peut bien servir de scroller comme ça, sans arrêt ? Cliquer à tour de doigts. Ces gestes, tu es habitué à les faire. Partout et tout le temps, peinard chez toi, posé en terrasse, sirotant un café — court de préférence. Ils sont rigoureusement identiques, ces gestes, du copier-coller. Mais ils n’ont pas la même visée. Question de contexte. Ici, 35 à 40 heures par semaine, tu les vends. Chaque fin de mois tu reçois une somme calquée sur la durée de tes efforts. Tu la claqueras pour continuer à vendre ton temps, tes efforts, ta manière d’être au bureau.

Du travail au travail ; sa centralité.

Retour en arrière, avant que les culs ne se posent sur les sièges et que les corps ne se harnachent aux trayeuses. On y revient, au pied de l’immeuble, vu de loin, depuis les vitres du tram’ en tout cas, ça fait masse vibrante et fumante, comme si tout ce beau monde révérait la tour.

13 heures 40 : par grappes de trois ou de quatre, la masse se disloque, la porte-tambour les grignote. À l’orée des 14 heures, il n’en restera qu’une poignée d’irréductibles. Accrochée à son café-clope, consciente qu’elle finira par y passer, comme les autres, elle traversera la porte-tambour. Au fond, on aura simplement différé la sentence : cette transmutation ou transposition, d’individus et de citoyens à part entière, on deviendra des travailleurs, soumis aux règles édictées par le contrat signé.

Pas d’écrit, qu’on te répète, parce que l’écriture ce n’est pas du travail, pas considéré comme tel en tout cas. Pas se voiler la face, le sens de la fameuse question ; tu fais quoi dans la vie ? On le sait tous ; on ne cherche pas à savoir ce que tu fais, les activités auxquelles tu attaches de l’importance, non, non, ça, tout le monde s’en carre en vrai ! Ce qu’on veut vraiment savoir c’est d’où tu tires le fric nécessaire à ta (sur)vie.

À partir de là, il vaudrait mieux reformuler : à quelle place elle t’a assigné la division capitaliste du travail ? Ou un truc dans ce goût-là. Mais tu le sens bien, qu’en société — ou plus particulièrement en soirée, un verre à la main — ça passerait moyen. Ça obligerait d’admettre tout un tas de choses pas forcément réjouissantes, férocement répugnantes. Ça casserait direct l’ambiance bonnarde de cette sociabilité ; sa seule raison d’être, oublier, mettre une chape de bonhomie, d’alcool et autres substances sur l’existence régie par le travail.

Le réel, on n’en veut pas. Dégrisant, ça grippe la mécanique du quotidien. Surtout qu’en général, la personne qui te pose la fumeuse question, elle s’y trouve bien dans la place qu’on lui a filée. Elle ne pense pas, ne veut pas y penser à toute la tuyauterie bien chiadée qui lui fait accroire qu’elle mérite sa place !

Ce que tu fais [dans la vie], ça sert aussi à évaluer ton mérite, ta valeur. Pour en arriver là, à cet open space où qu’on te paye pour revenir jour après jour frais et prêt : tu as su ou n’as pas su te débrouiller avec l’organisation sociale ? Tu as eu de l’ambition de prétendre à mieux ou pas ? Et dans une moindre mesure, as-tu des compétences ?

Tout le monde à sa place, et toi, dans cette division toute bien réglée, tu viens nous faire chier avec ton écriture ! Qu’est-ce que tu veux écrire ? Pourquoi écrire ? Si tu avais été fait pour ça, t’inquiète ! On l’aurait remarqué, on aurait tout fait pour la rentabiliser, ton écriture !

Pas d’écrit donc, sur ce bureau, parce que saucissonné à l’ordinateur. Il mesure ta cadence, le temps que tu auras pris à traiter chaque annonce. Combien de clics à la minute, les temps morts ; tout y est, enregistré. Des datas et des données pour Dataroom center. Ça ne te dit rien Dataroom center ? Rappelle-toi, l’en-tête des papiers que tu as signés. Souviens-toi de quand tu as foutu ton mégot fumant dans le gobelet puis le gobelet dans la poubelle et que tu as pris l’ascenseur vers le cinquième, partout que c’était affiché, ça bouffait les murs : Dataroom center.

Ça te revient ? Modérateur d’annonces, oui, c’est ça ton boulot. Visser ton cul sur le siège, lire et faire défiler les annonces ; photographie au centre, texte à gauche, accepter ou refuser l’annonce… et si tu refuses, motiver ta décision, en choisissant parmi la tripotée de boutons qui s’affiche. Coordination œil/main, tu balaies la surface de l’écran, tu prends ta décision, clic et roulement de la molette de la souris, tu passes à l’annonce suivante, tu balaies la surface de l’écran, photo puis texte, tu prends ta décision, clic et roulement de la molette… surface de l’écran… décision… clic… roulement… annonce suivante, et ainsi de suite…

Pas d’écrit, ça rentre ou non ? Le cul collé à l’assise rembourrée, les yeux plantés dans les pixels, les bras et les mains font office d’extensions au clavier/souris. Ruminer sans arrêt, avoir à l’esprit les CGU ; Conditions Générales d’Utilisation. Ton guide dans les méandres des annonces qui se chevauchent. Tout un mois de formation, rien que pour apprendre quelles marchandises accepter, lesquelles refuser et pourquoi.

On ne parlera pas des plus évidentes ; les armes ou les diverses éditions de Mein kampf. Prenons du particulier plutôt, qui ne va pas de soi… les couches-culottes, tiens, en voilà, un cas à part ! Si c’est vendu en paquet fermé : tu refuses et tu catégorises en PNA  [Produit Non Autorisé].

Si en revanche on te le propose à l’unité ou que l’annonce précise que la paquet est ouvert, tu peux y aller d’un beau clic sur le bouton accepter ! Scroller ensuite avec allégresse vers l’annonce suivante.

Et si tu tombes sur des couches-confiance ?

Pas de dogme là-dessus, les voies des saintes Écritures peuvent se faire insondables ; elles vous disent de valider les couches-confiance sans retenue. Fais gaffe pour autant, les Écritures ne sont pas définitives, susceptibles de changer au gré des lois, des évolutions du marché et des caprices des entreprises. Rester à la page, s’intéresser à tout, se tenir au courant.

Pas d’écrit, l’ambiance s’y prête pourtant ; du silence sur le plateau, rien que les frottements discrets des souris sur les tapis, du clic et du tapotis de clavier. De temps à autre fusent des chuchotis épars qui parfois se muent en débats animés au sujet d’une annonce. Accepter ou refuser ? Pourquoi, si on refuse ? PNA, arnaque, ou la marchandise à louer, à vendre se trouve en dehors du territoire français.

Toute la journée, ça bruisse comme ça, sans heurts majeurs ou presque. Atmosphère émolliente qui tranche avec la cadence que toutes et tous tentent d’atteindre, de maintenir histoire de préserver leur poste.

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